Paroles de corsaire

Le fantôme du corsaire – appelons-le Youenn – semblait considérer Lucas avec incrédulité.

Si nous étions tous deux voiliers, dit-il, nous passerions comme mirages sous le regard des hommes qui ignorent  autant les rêves du passé que ceux qui construisent  l’avenir.

Le sommet de nos mâts s’estomperait dans le lointain. Tu serais aussi invisible aux humains que je le suis aujourd’hui.

Ta voile pendue comme l’aile brisée d’un cormoran s’enliserait dans la brume et son clappement s’étoufferait progressivement dans le silence où personne, jamais, ne viendrait répondre à tes plaintes de lamantin. Tu as de la chance que je sois là. Ton égarement m’a tourmenté. Quel crime te reproche-t-on ? Le monde est-il devenu si dur que faute d’enfance est condamnable à vie ? Tandis que moi, voué à l’éternité sur un rafiot taillé pour affronter les vagues, je laisserais, appuyées sur l’étroitesse du bordage, les voiles plissées comme longues jupes de femmes pendre aux vergues.

Les hommes ignorent ma présence, je me déplace, sur les eaux comme sur le sol si promptement qu’on m’entend à peine. Tu peux m’appeler « le goéland silencieux ».

Ah, si tu savais la fébrilité de certains matins quand les matelots rassemblés sur le pont répondaient à l’appel des embruns et à la senteur rugueuse de la toile ! L’heure n’était pas aux questionnements. Le moindre doute venant de l’un de nous aurait été de bien mauvais augure pour tout  l’équipage !

Carmen P.

Tempête d’écume

Photo : le télégramme.fr

Il était sans doute venu sur cette presqu’île pour engranger dans sa mémoire quelques fleurs d’écume, pour éprouver des tonalités nouvelles, tout un nuancier de gris, auquel l’automne flamboyant de sa ville natale ne l’avait pas habitué.

Il y avait comme une résonance entre ces harmonies qui se refusaient à la clarté, et pourtant la rendaient si déchirante, et son âme juvénile enlisée dans la mélancolie.

La mer, le ciel et le vent s’alliaient pour créer ces volutes de neige de mer que l’on imaginait facilement nous transformer en bonhomme d’écume pour peu que l’on restât suffisamment longtemps immobile.

Ce qui le surprit ; cet air vif, ce déchaînement des éléments réveillait en lui une énergie qu’il croyait anéantie après ces années de mise au ban de la vie sociale, ces années où il avait dû taire la fantaisie de sa jeunesse, se plier à un règlement, avant de sortir avec pour seul bagage sa reconnaissance pour une personne qui s’était montrée attentive aux besoins qu’il ne ressentait même pas.

Il y avait donc encore en lui un feu intérieur, capable de raviver sa confiance atrophiée. Il sentait grandir au fur et à mesure de cette balade côtière un élan qui le forçait au redressement. Ce n’était pas simple impression, mais réalité mesurable. Les empreintes de ses semelles sur le sable glacé se distançaient ; sa foulée devenait plus ample. En même temps, sa vision au travers du voile de la brume devenait plus nette, comme si son regard haussait sa perception au-delà des obstacles. Le matériel n’était plus infranchissable, il pourrait rebondir. Il parviendrait à rassembler ses rémiges de moineau apeuré et à partir du poids plume de ses os, prématurément blanchis,  il redéfinirait son ADN. Il deviendrait aigle,  et son vol serait royal. La métamorphose était à l’œuvre.

Fini de rabâcher sa sempiternelle vieille histoire. Lui seul en réactivait le souvenir, la revivant encore et encore comme dans une nuit de cauchemar dont il est impossible de trouver une issue. L’aigreur des jours, à partir de cette tempête d’écume,  il la remplacerait par l’alcalinité quotidienne.

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Carmen P

Ils l’appelaient « le mythe »

Une nouvelle écrite pour le concours « jedeviensécrivain ».
Je vous la donne à lire !

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Ils l’appelaient « le mythe »
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De son refuge, largement ouvert à la lumière déclinante du soir, une femme à la silhouette fragile contemple le parc. Son front appuyé contre le carreau, le regard perdu dans le vague, elle ne saurait dire au visiteur ce qui attire son attention ; elle côtoie un autre monde et ne vient chercher les bruits, les mouvements du dehors, que pour mieux revenir vers sa table d’écriture où, sous la lampe à huile déjà allumée, un cahier cousu de fil – blanc, comme sa poésie – attend l’encre de ses mots. Son âme est un filet à papillon qui glane les réverbérations du néant projetées sur le monde qui l’entoure. En cet instant, pour elle, la maison est une tombe où s’éteignent les heures en douceur. Ceci est une altération de la réalité, une légende teintée de romantisme, la jeune femme, de toute évidence, scrute le chemin qui de Main Street conduit au perron des Evergreens, cette maison où vit son frère Austin avec sa femme Sue et leurs enfants. Gib est le benjamin et il rend souvent visite à sa tante. Les pensées du soir de la « dame blanche » se dirigent vers ceux qu’elle aime et qui ne vivent pas sous son toit.

Demain, elle préparera un pain à la banane. L’enfant adore tout ce que sa tante lui offre et compose de ses mains, que ce soit un gâteau ou un bouquet original qu’un petit mot accompagne… Emily sourit en pensant à Maggie, la servante qui elle, n’approuve pas cette intrusion dans son univers – une demoiselle n’a rien à faire dans une cuisine. La brave femme n’apprécie pas la préférence de l’enfant pour les recettes d’Emily. N’est-elle pas bonne cuisinière ?
Gilbert viendra demain, sautillant comme un écureuil en empruntant le sentier qui relie sa maison, les Evergreens à celle de sa tante, les Homestead. Cette allée est un cordon qui relie ceux qui s’aiment — comme des jumeaux que le sein matriciel d’un parc, magnifiquement arboré, protègerait. Ici, à Amherst, se situe le paradis des Dickinson, pour peu qu’on oublie la mort qui menace et que l’on se console, chaque jour, d’un éclat d’éternité.

Il fait froid ce soir, et l’heure est à la nostalgie. Emily revoit la précédente maison, elle s’était habituée à vivre, là-bas, dans la proximité de la mort. Au cimetière attenant, elle a vu arriver des êtres de tous les âges que des groupes éplorés accompagnaient à leur dernier voyage. Elle ne comprenait pas cette tristesse ; était-il possible que personne ne voie le défunt, avancer léger, à côté de sa famille effondrée ? Quand elle sera elle-même rappelée, elle aimerait être conduite, à travers champs, comme pour une fête, avec juste quelques proches dans le cortège, des proches dans le secret de son amitié avec la mort souveraine.

Emily a passé sa vie à questionner le silence. Les visiteurs qui viennent jusqu’à Amherst aimeraient, quand ils pénètrent dans sa chambre, l’interroger en retour, mais ils n’osent pas, leurs propos seraient trop maladroits. La femme de poésie qu’est Emily Dickinson leur est acquise. Les mots poursuivent leur lente progression vers leur intelligence, mais la femme de chair, avec sa volonté farouche de se couper du monde, reste pour eux une énigme. Peut-on s’adresser au néant quand, en face, l’interlocutrice est absence ? Il faut une sacrée dose de foi, ou une complicité particulière, pour abolir la distance et se retrouver dans la corolle du même instant, hors du temps. Afin de parer à toute indiscrétion, et par crainte de se laisser trahir par une intonation inappropriée, une jeune fille sort un calepin de son sac. Elle en arrache une page et écrit un quatrain qu’elle dépose sur la table d’écriture d’Emily, tout près de la lampe. En cet instant, les deux femmes sont seules à se voir. La troupe des autres visiteurs n’existe plus pour elles. Sans doute la poésie est-elle seule responsable de ce moment irréel ou deux êtres parviennent à briser le miroir qui sépare les deux mondes.

Voici les mots offerts à la dame blanche :

— Emily, as-tu su, à la fin du temps
quand tu as cessé de demander pourquoi
Dieu a-t-il éclairé tes angoisses
dans la belle école du ciel ?

La poétesse s’écarte de la fenêtre à guillotine. Se dirige vers le message, le lit, quand elle relève la tête son regard n’a rien perdu de sa limpidité. Elle répond :

— On me croit recluse mais l’enfermement ne me permet-il pas, sans craindre les visiteurs, que je rejoins quand il me plaît, de découvrir en moi des paysages insoupçonnés. Je porte mon attention sur l’âme, j’explore les contrées lointaines cachées dans ses replis les plus intimes. Il n’y a nul tourment en moi, même si mon territoire n’est pas plus grand que notre jardin.
Mère, qui m’a témoigné si peu d’amour, a le corps depuis quelque temps immobile. Que sais-je de son silence ? Je me surprends parfois à éprouver de la rancune. Je suis encore si prompte à la juger, alors que j’ignore ce que cet isolement contraint lui apporte comme découvertes. Peut-être me protège-t-elle, à sa façon, de ce vide, si grand, que je décline en vertiges poétiques dans lesquels il se pourrait que je sombre, un jour.
Père, par nature, était homme taciturne, pourtant la maison bruissait d’esprits brillants qu’il me plaisait d’entendre, et avec qui j’osais m’exprimer, du temps de ma jeunesse enthousiaste.
Jeux de l’esprit et tentation du vide sont les deux extrémités de la cravate sur laquelle s’amourache ma vie. Vivre est une tentative de réconciliation entre des aspirations hautes qu’il faut saisir à bras le corps et la simplicité du quotidien auquel on s’accorde, par nécessité.
Le silence est ma demeure. Le silence est une abeille qui dans les jardins terrestres butine l’éternité.

La jeune lectrice arrache une deuxième page à son carnet et écrit :

— Confondue par la souffrance
as-tu muselé les perles d’angoisse
qui pourtant te brûlaient
qui pourtant te brûlaient ?

Lentement, Emily décrypte le message puis de ses lèvres glacées laisse filer sa voix :

— L’angoisse passe, à moins qu’elle ne trouve en nous un terrain complaisant et la souffrance se métamorphose en mots, elle devient si légère qu’elle n’agite même pas l’ombre des rideaux suspendus à l’immobilité de la maison familiale. Je devine un essaim, promis au futur, gravissant les marches, foulant le tapis et froissant les rideaux de mon refuge. Ils ne me verront pas et leur curiosité viendra remplir le vide des lieux, à moins que l’amour ne les guide. Qui sait ? Il se pourrait que ces poèmes jetés sur des bouts de papier aient commencé à vivre !

« Oh, pense la jeune fille, bien sûr qu’ils vivent ! » et dans un dernier quatrain sur une troisième feuille arrachée elle note des vers où elle tente de faire passer toute son admiration :

— Cette douleur s’est fondue dans l’amour
Apaisée, elle retombe en larmes sur terre
Irriguant la glaise de ceux qui survivent
Les mains sur leurs peines et l’âme en veilleuse

Emily sourit en lisant ces mots, puis un frisson – comme un regret – la parcourt.

— Il fait froid en ce début novembre, dit-elle.. Permettez que j’enroule un châle sur mes épaules. Voyez, il a la couleur qui habillait l’érable, il y a quelques jours à peine. Il pourrait bien neiger, demain. Nous verrons la neige recouvrir nos maisons d’un silence plus absolu, encore. Le chemin « assez large pour réunir deux qui s’aiment », ne sera plus visible, mais il se pourrait que des pas y laissent leurs empreintes. Les pas de celui qui n’est pas un étranger et connaît mes larmes, Lui, qu’une vie n’a pas suffi à attendre et que j’accueille le soir en pensées.
Je l’enferme dans le cercle de mon amour avec tous ceux de ma famille. Oui, j’enferme dans mon cercle, cet homme qui s’est invité chez nous, est reparti en fermant la porte mais en emportant mon cœur.
Viendra-t-il ?
Est-ce son ombre, si longue, qui déjà avec le soir s’avance ?
Il tombera des flocons comme autant d’étoiles dans le ciel d’août, ou de pétales de roses en juin. Il tombera des flocons jusqu’à ce que la saison passe, mais les étoiles de neige, comme les roses, ne périront pas dans l’herbe lisse car Dieu consigne toute chose vive sur son irrévocable liste, et mon amour y est inscrit.

Quand la dernière visiteuse, qui n’est autre que la jeune fille au calepin, quitte les Homestead, Emily, dans sa robe de percale blanche à la collerette empesée contemple toujours le parc et son allée, où la neige n’est pas encore tombée, elle espère voir apparaître la silhouette de l’homme aimé. Tant de constance dans l’expectative ! Tant de dignité dans sa présence !

Ce n’est plus l’heure des visites et la maison retourne à son histoire, cette histoire que l’esprit d’Emily continue à entretenir.
Les années passent mais rien ne peut effacer de sa mémoire d’outre-tombe son dernier amour né de la solitude. Elle entretient cette passion comme elle soignait, de son vivant, les fleurs du jardin. Chaque parole échangée, chaque regard, chaque caresse reçue, alors qu’elle accompagnait Otis Philips dans le vestibule, tandis que Père et Austin restaient au salon et que Mère s’activait à l’office, sont des objets souvenirs, des présents, bien à elle, qu’elle emporte précieusement dans sa chambre à l’étage chaque soir de son éternelle réclusion. Elle n’est pas seule. Non. Elle est habitée par cet amour. Son Lord. Sa promesse. Il lui a promis de joindre sa vie à la sienne, si la vie le veut, mais la mort, parfois, arrive plus promptement que ne dure la vie.
L’amour est resté en bourgeon, il n’a pas connu d’été et seule, à sa fenêtre, Emily regarde le parc où les feuillus après avoir participé à la symphonie automnale s’apprêtent à entrer en hiver.
Le temps est le maître qui jamais ne prend une ride, il change la chaleur en fraîcheur et la fraîcheur se givre malgré l’intensité d’une passion. Le souvenir d’une caresse de son Lord maintient Emily hors de la nuit, dans l’attente d’une éternité d’amour où les amants resteraient liés dans la réalité d’une étreinte divine, mais c’est la mort qui triomphe, Emily, même si tu crois que la nature n’oublie aucune présence, même si tu penses que rien ne décline !

Se peut-il qu’une telle femme, ayant le don des mots et qui par le simple fait de nommer le vivant parvenait à le propulser dans le monde de l’invisible – lui conférant une dimension exceptionnelle – ait pu ignorer l’amour physique ? Oh, sa vie amoureuse ne pouvait atteindre que des sommets de sensualité, il se pourrait même qu’elle ait ignoré bien des tabous de l’époque. La petite misère de l’amour aurait suffi à son bonheur disait-elle, mais était-elle prête à quitter la sécurité de la maison familiale ? Etait-elle prête à prendre le risque de vivre l’amour, au quotidien, L’amour ne risquait-il pas de s’atténuer avec le temps ? Elle, l’éprise d’absolu, n’aurait pu le supporter. Chaque jour se devait d’être jour d’épousailles joyeuses. Pourtant, sa mère dans le mariage était si aigrie. Sue, dont l’amitié lui était si chère, Sue, la femme de son frère n’était pas heureuse non plus. Elisabeth, la femme de son Lord, celle dont elle enviait la place, n’avait d’épouse que le nom. Oh, pourquoi cette promesse de s’unir à lui, quand Elisabeth ne serait plus, ne s’est-elle jamais concrétisée ? Elle aurait pourtant eu assez d’amour pour être celle qui lui ferme les yeux, mais il n’a pas voulu.
Cet homme, dont la mort a précipité la sienne ne lui a, cependant, apporté que du bonheur. Que vaut la vie sans passion ? Et chaque passion est entière que suit une nouvelle passion. Ce n’est pas humain ! Le corps un jour ne peut plus souffrir un amour de plus. Car l’amour annonce, par sa venue même, la séparation qui le suit. Combien de fois n’a-t-elle pas vu le sol se dérober sous ses pieds ! La douleur lui est coutumière. Son Lord venait aux Homestead, comme beaucoup de relations de père ou d’Austin, il bavardait et c’était une fête pour Emily qui aimait participer aux discussions. Il lui a offert son cœur, la place la plus enviable dans ses pensées, et tant pis s’il n’a pas possédé son corps. Il a rempli son vide de bonheur, transformant sa vie en félicité. Emily pouvait vivre ainsi, son aimé sous la cloche de son foyer et elle dans l’aura de cet homme prestigieux, avec pour couronner le tout le flambeau de la poésie. Tout était parfait et même Son Vieux Voisin – Dieu – n’y trouvait rien à redire.

Les dés ont été jetés. Les poèmes sont écrits et ne pourront plus être déchirés ou subtilisés. La clef chaque jour tourne dans la serrure des Homestead, enfermant l’esprit d’Emily dans la maison qu’elle a choisi de ne jamais quitter, même par amour.

La jeune fille au calepin, appelons la Mary, se dirige après la visite de la maison de sa poétesse, vers le cimetière où repose celle qui ne s’estimait pas plus importante qu’un bouton d’or. Il ne neige pas encore, mais une brume se promène dans l’air, formant des nuages ronds comme des balles, et ces balles se déplacent à hauteur d’homme. Ne sachant pas où se trouve la tombe d’Emily, Mary décide de suivre ces égrégores vaporeux qui la guident vers l’ouest du cimetière. Ils s’immobilisent au-dessus d’un espace carré entouré d’une clôture en fer forgé munie d’un portillon. C’est ainsi, qu’elle se retrouve devant la sépulture familiale de la famille Dickinson sans avoir eu à lire les noms, à moitié effacés, gravés sur toutes les tombes du lieu . Là, se dresse – droite et simple – la pierre tombale d’Emily. Quelques objets, discrètement déposés au pied de la pierre, témoignent de la ferveur des lecteurs anonymes ou des poètes en espoir d’inspiration.
Mary se recueille un instant, mais il fait de plus en plus froid, il est plus sage de ne pas attendre la neige. En marchant d’un pas pressé dans l’allée, elle remarque l’homme étrange qui la précède. Il est déjà arrivé au portail du cimetière, elle peut voir son visage lorsqu’il se retourne pour fermer la porte. C’est un homme d’un certain âge, grand, au maintien rigide. Son visage est fin et particulièrement pâle. On le dirait guindé dans son manteau ajusté. Il est d’une élégance d’une autre époque. Il tient en laisse un chien imposant, un Terre-Neuve à la robe sombre. Comme Mary s’approche, il ne referme pas la porte, il attend que la jeune fille passe. Le chien s’impatiente mais l’homme le retient avec autorité.
— Du calme, Carlo ! lui dit-il.
Mary remercie, mais ne prête pas davantage d’attention à cette rencontre. Il fait vraiment trop froid, il faut qu’elle se réchauffe dans sa voiture et pourquoi pas qu’elle aille ensuite dans un bar où elle pourra commander un bon thé.
En cherchant sa clé dans son sac, ses doigts rencontrent un objet insolite qui la pique. Elle sort l’objet ; c’est un stylo à plume, d’un genre rétro comme ceux qu’on trempait dans des encriers, il y a quelques décennies…
— Ou plus ! lui suggère une voix malicieuse née de son esprit.
Ce n’est pas le moment de se poser des questions ! Elle entoure la plume d’un mouchoir en papier et remet l’objet dans son sac.
Vite, se dit-elle, il est temps que j’oublie ces histoires et que je pense à me réchauffer.
Elle ne tarde pas à trouver une enseigne où elle s’accorde une pause donuts et thé au lait.
Elle ne pense plus aux Homestead, pas plus au cimetière. L’instant est sacré où l’on savoure une boisson chaude et des douceurs après avoir eu bien froid. Mais son regard est attiré par un chien vautré sous une banquette et que l’agitation du lieu semble effrayer.
Ce n’est pas possible, c’est le chien de tout à l’heure !
Ce chien ne lui inspire pas confiance, il a le poil broussailleux, on ne saurait dire s’il se réveille d’un cauchemar ou s’il est lui-même le fruit d’un cauchemar. Ouf, il ne va pas rester puisque son maître le tire de sa cachette et l’entraîne dehors. Mary peut se détendre, elle en profite pour répondre à quelques texto avant de reprendre la route.

Quand elle sort du bar, la neige est tombée et recouvre déjà bien la ville et ses trottoirs . Elle roulera prudemment. En passant dans Main Street, elle tourne la tête vers la maison d’Emily. Marchant dans l’allée qui rejoint les deux maisons – les Evergreens et les Homestead – elle remarque une haute silhouette qui avance à longues enjambées et que précède un chien sombre comme une ombre. Elle reconnaît Carlo et l’homme du cimetière.
Serait-ce le gardien de la maison musée ? se demande-t-elle.

Ce n’est pas le moment de se poser des questions, elle a quatre-vingt miles à faire avant d’arriver chez elle et les conditions météo ne sont pas bonnes !

Une fois chez elle, malgré l’heure tardive et sa fatigue, Mary recherche sur le Net des informations sur la vie d’Emily dont elle ne connaissait, jusqu’à ce jour, que la poésie.
Elle découvre que la poétesse a eu un chien, prénommé Carlo, qu’il fut son compagnon durant dix-sept ans. Son père le lui avait offert afin de la sortir de sa tendance précoce à l’isolement. Un tel colosse avait besoin de s’ébattre à l’extérieur, Emily l’accompagnait lors de ses sorties dans le parc et le jardin de la propriété familiale. Carlo devint essentiel dans son existence. Après la mort de l’animal elle ne voulut plus jamais avoir un autre chien. Etrange que le chien rencontré à Amherst soit de la même race, de la même couleur et porte le même nom que le compagnon d’Emily. Décidément, ce gardien – si gardien il y a – pousse le bouchon un peu loin !

Mary n’est pas au bout de ses surprises, en ouvrant plusieurs fenêtres au cours de ses recherches, elle voit apparaître un visage qui ne lui est pas étranger : c’est l’homme qu’elle a vu au cimetière, l’homme qui tenait Carlo en laisse, le dernier amour passionné d’Emily.
La poétesse a creusé durant toute une vie de résignation, d’effacement, un sillon où ont germé ses mots graines, ses mots irradiés par la chaleur d’une âme enflammée. Par la force d’une poésie blanche et légère comme neige elle a établi sa demeure, à perpétuité, dans un monde où rien ne tient, où tout lui échappe, où le sol se dérobe sous ses pieds. Mary se serait-elle glissée dans cette brèche mystique ouverte par Emily, partageant avec elle la même âme, et portée comme par une lame de fond, elle a pu voir, de l’autre côté du miroir, les figures de l’invisible qui fascinaient la poétesse ?

Le sommeil ne viendra pas ce soir pour Mary, un feu dévorant l’habite qui ne peut se traduire que par l’écriture. Elle se souvient du porte plume mystérieusement glissé dans son sac. Elle ne veut pas savoir d’où il vient, mais puisqu’il est là, elle va s’en servir, pas plus tard que maintenant ! Elle sort une encre bleue de son coffret de calligraphie, y trempe sa plume et écrit jusqu’à ce que sa tête s’écroule sur ses bras croisés sur son bureau.

Emily,

Je viens de passer une étrange journée à Amherst, cette jolie ville où tu as vécu. Les collines sont toujours là, et la rivière aussi qui bruisse doucement. J’ai même pu voir les premiers flocons recouvrir toits et routes. Novembre est bien là, la neige va s’installer et ta maison pourra entrer dans l’hiver, une saison qui lui convient, car les visiteurs deviennent rares. C’est le moment où elle peut se replier sur ses souvenirs.
Je dois te dire que j’ai eu le sentiment de vivre un rêve en venant chez toi. J’étais pourtant bien éveillée. Un effet de la magie de tes mots, sans doute, plus réels que la réalité et qui me font partager ta vision de l’Univers ! À moins que ma vue ne me joue des tours ? Tu as eu des problèmes de vue, toi aussi ; à force de voir avec clarté l’invisible, les choses de ce monde te sont devenues floues. Tant l’obscurité sur Terre les voile, à moins que l’éclairage qu’on leur donne ne soit trop violent ou trompeur.
Je te remercie pour l’envolée de colombes que représentent tes vers. Chaque lecture me fait décoller davantage, mais je tiens à rester ancrée dans ce monde où l’amour, bien qu’il soit fragile, n’attend qu’un signe de nous pour renaître de ses cendres, ne souhaite que nos gestes tendres pour enflammer autant les corps que les âmes.
Ce soir, j’ai vu Carlo accompagné de Lord se diriger vers ta maison. Alors j’ai imaginé vos retrouvailles. Si je peux me le permettre, sans vouloir vous faire offense et sans troubler votre immatérialité, je vous propose, comme un échange de bon procédé – puisque de mon côté la matérialité aujourd’hui fut sérieusement ébranlée – de partager mon rêve.
« Lord arrive dans le vestibule, il prend une lampe pour éclairer ses pas, il se dirige vers le petit salon et puis vers l’escalier qui monte à l’étage, vers ta chambre où tu regardes encore par la fenêtre car tu n’as pas vu de pas sur la neige. Carlo le précède, sa joie de retrouver sa maîtresse le guide dans l’obscurité de cette maison qu’il connaît. Il pousse la porte sans ménagement, tu te retournes, et les grosses pattes de l’animal se posent sur tes épaules.
Tu vois, ton compagnon ne t’a pas oubliée !
Quelqu’un se tient dans l’embrasure de la porte. Ton cœur bondit dans ta poitrine, tu l’entends, il palpite, tu trembles ! Dans sa redingote noire, toujours aussi imposant c’est ton Lord qui te regarde rougir comme une jeune fille – car tu rougis, tu reprends couleurs, tu reprends vie… et Otis Philips, que sa promenade sous la neige a transi, se réchauffe de ton émoi. Le chien, sur qui il semble avoir autorité, se couche sur le tapis. Lord s’approche de toi. Les mots deviennent inutiles. Il ceinture ta taille de ses mains puissantes. Tu sens ses lèvres parcourir les veines d e ton cou. Tu prends son cher visage entre tes mains. Tu caresses ses cheveux et tes doigts s’aventurent bientôt sur son torse. Tu ne veux plus te refuser au plaisir qui unit. Le lit n’attend que l’amour qui vous presse. En délaçant tes bottines il délie le bouquet de toutes vos émotions contenues et c’est la chair de ton âme qu’il fait frémir pour qu’elle vive charnellement dans l’éternité. L’immortalité n’est plus un fléau. »

Pour toi, Emily.

Ton amie du XXIème siècle.

Mary

L’enfant de Syracuse (le crime)

sans-titre

L’enfant de Syracuse (suite)

Crouse Avenue. Six p.m. Ce n’était pas la bonne heure  pour intervenir. Trop d’animation encore. Lucas passait le temps en exécutant  des figures sur son skate. Par moments il s’immobilisait et cherchait un signe, un  quelconque augure qui pourrait le dispenser d’agir. Il se sentait mal à l’aise. Plus il  attendait,  plus son malaise grandissait. Il n’aurait pas dû venir sur place avant la nuit tombée. Son mental, pourtant décidé à l’action, ne supportait plus cette inhibition qu’il s’imposait.  Pourquoi était-il arrivé si tôt ?

Son regard balaya le ciel, un vol d’oiseaux l’intrigua. Le toit de la tour la plus élevée servait de piste d’envol à une colonie d’oiseaux. Tous partaient d’un même élan et décrivaient une ellipse. Au point le plus éloigné de sa trajectoire le groupe se séparait, alors que certains disparaissaient dans le bleu du couchant, les autres revenaient vers le toit. Le manège se répéta plusieurs fois. À chaque échappée l’ellipse prenait de l’envergure et le groupe qui revenait sur le toit s’amenuisait. Ce spectacle réveilla chez Lucas son désir d’envol. Il ne pouvait  détacher ses pensées de la poignée d’oiseaux qui restait sur le toit et il se demandait : « S’il doit en rester un, est-ce le plus faible ? Est-ce le plus fort de la bande ? »  Ce ballet aérien renforça son inconfort, il fallait qu’il bouge, qu’il quitte Crouse Avenue. Obéissant à son impulsion il se dirigea vers Armory Square. Là, le quartier avait dû retrouver son calme et il rencontrerait certainement une vieille dame échappée de la foule agitée que la journée avait charriée. Un oiseau solitaire. Comme lui.

Lucas reprit son souffle, l’angoisse lui faisait découvrir des sensations qu’il ignorait jusqu’à ce jour. Adossé contre un mur, il essayait de se faire oublier. Se dissoudre dans les couleurs de sa ville. Se laisser absorber par son histoire. Devenir une ombre au goût de sel. Salt City, sa ville. N’être qu’une émergence de Salt City. Un absent dans ce décor, sans plus de consistance qu’un fantôme du passé ou un avatar du futur. Dans ses oreillettes résonnait King of Pop et son cœur s’obstinait à battre à tout rompre. Contre ses tempes, le sang affluait au rythme d’un torrent. Agir ! Il reconnut sa victime, elle portait un sac gris tel qu’il l’avait imaginé. Foncer. Il donna une impulsion à son skate : il était parti.  Parti pour s’emparer de son trophée sans penser à quiconque. Il l’avait ! La résistance n’entrait pas en ligne de compte, seul le mouvement avait de l’importance. Le mouvement et l’intention. La célérité pas la réflexion. Il entendit un cri, un choc mat. Tout cela était derrière lui. Son salut était dans la fuite, en avant.

Quand il se sentit hors d’atteinte, il s’arrêta, enleva son blouson et le balança avec le sac et le skate entre un panneau publicitaire et une distributrice de journaux. Il les retrouverait plus tard. Il fallait qu’il fasse demi-tour. Ce bruit mat, maintenant qu’il ne fuyait plus, lui revenait à l’esprit.  Il n’eut pas de mal à l’associer rétrospectivement à la résistance ressentie, et lui revint la violence de son geste.  Et si la vieille dame était tombée ? Il se devait d’aller voir. Sans le blouson et le skate on ne le reconnaîtrait pas. Tout s’était passé si vite !

 Elle était là. L’arrière de sa tête avait heurté le trottoir. Elle était consciente et elle le reconnut.

— C’était toi, dit-elle. Ni panique, ni reproche dans sa voix.

— Ne fermez pas les yeux, Mrs. Je reste auprès de vous.                                            Il Il appela les secours et resta à côté de sa victime.

Il ne lui lâcha pas la main. Quand les policiers arrivèrent, Lucas pensa : « Je suis mort, mais rien n’est fini. »

(à suivre)

L’enfant de Syracuse (Monika)

sans-titre

Dès que j’eus décliné mon identité dans l’interphone du petit immeuble de briques rouges où habitait Monika Jacoby, la porte s’ouvrit.

Le condo* situé au quatrième et dernier étage donnait sur une jolie terrasse paysagée. D’entrée, les lieux dégageaient une forte impression de clarté et d’esthétisme. Les murs blancs, le mobilier blanc, lui aussi, le parquet de bois clair, bien entretenu, et la hauteur des pièces auraient suffi au jeu de la lumière pour apporter à cet espace une décoration d’intérieur naturelle, cependant, d’immenses tableaux occupaient les murs sans ouvertures. Des fleurs, se déclinant du rose au rouge, s’épanouissaient au terme de larges hampes couleur vert d’eau. Placées sur des consoles de verre, des orchidées blanches mouchetées de rouge trônaient comme des candélabres sur des pilastres invisibles. Dans cet univers immaculé, les rideaux eux-mêmes étaient rouges,  cette couleur n’avait rien d’agressif, elle  éclatait et animait les lieux d’un rayonnement joyeux d’aussi bel augure que les voiles des mariées en Chine.

Monika était la fleur, à l’exotisme maîtrisé, qui avait donné son caractère aux lieux. Elle était grande, vêtue d’un tailleur bleu marine et d’un chemisier blanc, à son cou une fantaisie émaillée rouge, ses cheveux bruns tombaient librement sur ses épaules. Classicisme et élégance résumait bien son choix vestimentaire. Ses gestes étaient vifs et précis, sa voix  aux intonations chaleureuses s’élevait claire, même quand elle s’exprimait de la pièce voisine. Elle inspirait la confiance.

Je sortis de mon sac la carte qui lui était adressée. Elle la lut puis garda le silence.  Elle répéta dans un murmure la fin du message : « I’m really going to miss you ! », puis son regard se tourna vers la terrasse et elle dit : «  C’est tout Lucas, une telle sensibilité qui ne demande qu’à s’exprimer ! » Réalisant qu’elle avait parlé en aparté, elle se tourna vers moi et rajouta :

– Puisse-t-il parvenir à exprimer sa sensibilité et son talent aux yeux de tous ! Je vous remercie de m’avoir apporté cette carte. Lucas qui me l’a écrite est si réservé, il doit déjà être parti. Je ne pensais pas avoir de ses nouvelles avant longtemps, car il est nécessaire pour lui de se construire en laissant le passé derrière lui. Il vaut mieux qu’il m’oublie.

– Je ne veux pas être indiscrète, mais puis-je savoir qui est Lucas ?

– C’est un jeune homme que j’ai suivi dans le cadre de ma profession. Je suis psychologue, il était pensionnaire au centre de détention pour enfants d’ Hillbrook.

– Je ne connais pas ce lieu, dis-je pour en apprendre davantage. Je ne suis que de passage à New York.

– J’ai un devoir de réserve et je ne pourrai vous en dire beaucoup plus. Cependant, je peux vous révéler, puisque vous avez pris sur votre temps de vacances pour m’apporter cette lettre,  que Lucas s’apprête à partir pour l’Europe et je l’ai suivi depuis Hillbrook jusqu’à la prison du MCC.

– Le MCC ?

– Le Metropolitan Correctional Center, une prison fédérale à Manhattan.  Lucas  appréhendait terriblement son transfert d’un centre de détention juvénile à une prison pour adultes. Il faut dire que la façade de ce bâtiment triangulaire, avec ses fenêtres hautes et étroites qui n’ont pas plus de cinq pouces de large, a de quoi interpeller, même si, considérée de l’extérieur, certains la qualifient de « merveilleuse ». C’est toujours merveilleux quand on n’a pas à passer les portes d’un univers hostile. Mon protégé  considérait ce lieu comme un paquebot sur l’île de Manhattan, il sentait la foule, disait-il comme une mer démontée battre contre son cœur et il avait peur, oui peur de cette immersion dans la faune trépidante des rues de New York, car il avait la permission de sortir. Lucas a profité d’une blending sentencing un peu particulière,  après une première période de détention à Hillbrook il devait passer par New York où. dans le cadre de ses études sur l’Art, il lui fallait visiter le MoMa ainsi que le MET. Il était sous surveillance électronique, bien sûr, mais je devais l’accompagner, car Lucas est un sujet hypersensible que plusieurs années de détention ont rendu particulièrement vulnérable, il ne pouvait renouer avec le monde, seul, et j’étais la personne en qui il avait le plus confiance.

– On lit toute sa reconnaissance dans les mots qu’il vous a laissés.

– Oui, j’en suis émue. Ce jeune homme est surprenant et très attachant. Je vous remercie encore une fois d’avoir sauvé ces mots du déluge, dit-elle en souriant.

Je laissai Monika car elle avait un rendez-vous et je me retrouvai bientôt  chez Mamoun’s Falafel,  je n’allais pas quitter Greenwich village sans un encas que je me faisais une joie de déguster sur le pouce dans Washington Square. La matinée avait été riche, car Monika avait fait plus d’entorses à son devoir de réserve qu’elle n’en avait l’intention, et l’auteur en moi jubilait : ce Lucas, ce que je devinais de sa personnalité, commençait à entamer un dialogue avec un autre personnage que j’avais abandonné en France, dans sa prison de l’île de Ré, alors que je fuyais le manque d’inspiration  dans l’agitation de New York.

* Un condominium : appartement, au Canada, aux US, quand dans l’immeuble les unités d’habitation ont été vendues à des propriétaires différents.

L’enfant de Syracuse (Les nouveaux amis)

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(Je n’ai pas oublié mon personnage. Les fêtes de fin d’année et une panne d’ordinateur justifient mon silence. Je vous souhaite des jours heureux en 2015, même si ce début d’année nous a tous profondément bouleversés. Lucas, l’enfant de Syracuse,  part sur une mauvaise pente… c’est son histoire – telle que son auteur l’a imaginée – il entre dans un cauchemar dont il faudra bien que je le sorte !)

L‘enfant de Syracuse suite ( Les mauvais amis)

Il n’avait pas choisi ses amis au hasard mais une chose est certaine ce n’était pas leur réputation de « mauvais garçons » qui l’avait attiré. Ils avaient fait connaissance lors d’une rencontre de Baseball. Les Skychiefs de Syracuse affrontaient les Indians d’Indiapolis, un match de ligue internationale. L’ambiance, comme toujours, était chaleureuse et la passion commune ignorait les barrières sociales. On échangeait facilement quelques mots. On était prompt à rire, à se taper dans le dos. Lucas aimait ainsi sortir de l’isolement dans lequel le tenait son statut d’enfant unique. Il n’était pas indifférent, il aimait aller à la rencontre des autres, se mêler à la foule des supporters, partager le même enthousiasme – une façon de participer au mouvement joyeux qui accompagne les gestes de la vie et qui se retrouve aussi dans les paroles prononcées quand seul compte l’instant présent et les commentaires sur l’ action qu’un joueur venait d’exécuter – d’offrir aux supporters. Se laisser porter par cette ambiance de stade donnait de la couleur à son existence et il s’abandonnait à cette euphorie. Un abandon de son individualité. Une ouverture aux autres. Le bonheur d’une soirée où manger un hamburger sur le pouce et boire un Honest Tea n’engageait à rien d’autre que savourer un instant de camaraderie sans conséquence.

C’est ainsi qu’il avait rencontré ses nouveaux amis. Rien de prémédité. Rien de malsain. Rien, absolument rien,  lors de ce match, ne permettait de suppose que ces deux amis étaient membres d’une organisation de jeunes qui s’ingéniait à prendre des risques et faire des pieds de nez à la société. Jamais il n’aurait pensé que pour garder ses deux amis il lui faudrait intégrer cette bande. Faire ses preuves, comme on dit. Il le comprit quand on le présenta aux autres dans un local désaffecté du côté de Lakefront où ils l’avaient conduit. Une vague de surprise traversa alors son esprit, mais il se considérait déjà engagé alors il choisit, sans manifester le moindre signe d’hésitation, de se glisser dans ce banc de drôles de poissons – après tout, il n’avait pas à se montrer frileux, on n’était pas en hiver, il ne risquait pas de geler, il s’agissait juste d’apprendre à nager autrement qu’en solitaire et dans une eau plus trouble que d’ordinaire !

Le tout était de ne pas se laisser prendre. L’aventure méritait d’être tentée,  l’idée d’endosser une deuxième personnalité,  comme le docteur Jekylle avec son M.Hyde, exerçait sur son imagination un attraction hypnotique qui balayait toute prudence. Avait-il l’étoffe d’un voyou ? Rien n’était moins sûr. Il le saurait par la pratique.   L’enfant sage de la famille Felding allait devenir un adolescent rebelle. Quelle transformation et quelle perspective de lendemains attrayants !

Sa mise à l’épreuve consistait à voler le sac d’une passante et à le remettre à son ami Ron qui l’attendrait derrière chez lui. Liberté lui était accordée de choisir sa cible, son heure. Personne ne devait savoir comment il allait procéder, seul comptait le fait qu’il revienne avec son trophée avant 8:30 pm – Ron ne devait pas se faire remarquer à poireauter trop longtemps – si les parents de Lucas  étaient absents de la maison, les voisins, par contre, risquaient de s’inquiéter de cette présence inhabituelle.

Couché sur son  lit, la veille du jour fatidique, Lucas échafaudait des plans. Les choses se révélaient beaucoup plus compliquées qu’il n’y paraissait à première vue même si la valeur de son vol était moins importante que le fait de subtiliser l’objet à une inconnue.

Le lieu… il lui faudrait choisir un quartier où il ne risquait pas d’être reconnu. Et comment procéder pour la suite ? Il devait  visualiser toutes les étapes avec une clarté qui seule allait permettre aux évènements de se dérouler à la perfection. Le film mental une fois réalisé, il lui faudrait le passer plusieurs fois sur l’écran de son esprit, sans rien en modifier, afin que la réalité du lendemain colle à   son projet.

Lucas s’endormit tard cette nuit là et dans ses rêves un sac gris argenté s’élevait dans les airs comme une grande voile inatteignable…

(à suivre)

L’enfant de Syracuse (Vivre à Syracuse)

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(une séquence de vie, un passage d’une nouvelle… où l’on découvre les pensées du jeune homme – celles qui ont dévié le cours de sa vie)

Avant Hillbrook, bien avant, dans un espace temps qui lui semblait à des années lumières de ces bâtiments clean mais austères, où la clarté ne parvenait pas à effacer les erreurs du passé, et leur fatales sanctions – elle en accentuait même les ombres qui de jour comme de nuit venaient hanter les consciences, saborder le moindre soupçon d’enthousiasme, recouvrir de la cendre de l’apathie toute pensée assez téméraire pour tenter de souffler aux « pensionnaires » une quelconque projection dans leur futur.

Avant Hillbrook il y avait eu Syracuse.

Syracuse et ses larges avenues où la vie pouvait s’élancer droite, mais où la tentation des déviations en tout genre fut plus forte. Quitter Salina Street pour aller contourner l’hôpital Crouse, avec la sensation d’être un jeune yankee invulnérable, écoutant de la musique underground et glisser sur son skate sans craindre le face à face avec un passant à l’angle de la rue. Seules comptent les figures – Ollie, Shove-it – qu’il pratique avec de plus en plus d’assurance et… la mission quelque peu flippante que lui avaient confiée ses nouveaux potes : piquer au passage le sac de la première vieille femme qu’il rencontrerait. Voilà bien un défi que seuls des jeunes en mal d’émotions fortes et inconscients des risques peuvent prendre. Sa conscience avait bien tenté de lui souffler prudence, mais le désir d’être intégré à un groupe de jeunes de son âge fut plus forte. Plus forte que la notoriété de ses parents, plus forte que ces valeurs que ses géniteurs avaient tenté d’appliquer dans leur vie. Cette vie, leur vie : l’incarnation de la perfection. Leur passion pour leur métier, leur enthousiasme, leur accomplissement et même leur amour qui semblait gagner en profondeur au fil des années, tout cela était trop beau aux yeux de Lucas. Le jeune homme au sortir de l’enfance, entrait dans un âge de discrétion, de questionnement, de choix, d’action. Il préférait garder pour lui ses observations, ses expériences, il lui semblait essentiel de parvenir à prendre, seul, des décisions dans lesquelles ses parents n’avaient pas à glisser un regard, bientôt suivi d’un avis qui lui collerait au mental, lui ôtant tout libre arbitre. La relation avec ses parents avait changé, mais « eux » ne s’en étaient pas encore aperçu. Leur fils restait d’une politesse exemplaire, d’une attention affectueuse  à leur égard qu’ils pensaient naturelle alors que son intérêt pour la journée qu’ils venaient de passer, et auquel ils s’empressaient de répondre, n’était que de façade. Il n’écoutait pas le long compte-rendu qu’ils lui donnaient tout en déchargeant leur voiture, tout en rangeant ici ou là quelque objet qui n’était pas à sa place dans le living. Ses parents étaient des tornades, des américains hyper actifs, cette idée le faisait sourire car combien de couples amis de ses parents, et qui leur ressemblaient beaucoup, se plaignaient d’avoir des enfants hyperactifs qui tous relevaient d’un traitement, alors qu’ils copiaient juste le débit, le survoltage de leurs parents. Mais le rythme de vie était tellement exigeant, la nécessité de maîtriser au mieux le quotidien, la tenue de la maison, qu’ils ne pouvaient nerveusement faire face, en plus, au dynamisme de leurs propres enfants. Les petits humains s’avéraient pousser de façon autrement plus remarquable et épuisante que le faisaient les plantes vertes et les chihuahuas avant que le désir d’enfant ne vienne apporter la touche finale au tableau idéal d’une vie. Lucas avait échappé à cette étiquette, il n’avait pas été nécessaire de l’équilibrer à renfort de ritaline. Enfant calme, observateur, il pouvait passer des heures à jouer avec des petites choses auxquelles il accordait le plus grand intérêt, même les graviers ramassés sur le chemin lui offraient toute la palette de leurs nuances et le comblaient, il éprouvait un vif  plaisir à les classer en fonction de leur dégradé, à les agencer comme il l’aurait fait avec de la mosaïque. S’il ne ramassait pas quelque objet qui captivait son attention, il dessinait et s’il n’avait pas crayons il observait les discussions, les expressions des adultes. Non, vraiment il n’avait jamais causé de problème à ses parents qui ne se seraient jamais imaginé que l’année de ses quatorze ans allait contrarier à ce point tout ce qu’ils croyaient savoir de leur fils, anéantir tous leurs espoirs quand au brillant avenir qu’ils avaient prévu pour lui.

Lucas était donc arrivé à l’âge où il ne souhaitait pas que ses parents se penchent trop sur sa vie… et de silence en silence il s’aperçut qu’il avait en fait bien peu de choses à cacher, sa vie était calquée sur celle de ses parents, rien ne pouvait entrer dans le domaine du secret. Il aurait pu vivre dans une tour de verre, il aurait pu montrer à tous son cadre de vie, ouvrir même le livre de ses pensées intimes à tous. Il n’avait rien à dissimuler, rien à construire, tout semblait accompli avant même d’avoir été vécu. Il fallait bien le reconnaître, il était transparent, trop sage, très ordonné et en plus brillant élève.

La transgression, la fréquentation d’individus de son âge, non surprotégés et non soumis à la camisole médicamenteuse, toutes ces composantes de la vraie vie avec du rythme, des décharges d’adrénaline était-il possible qu’elles fassent partie de son quotidien ? Pas dans son quartier en tout cas, ni dans son établissement, il lui avait fallu aller au devant d’elles et il les avait trouvées. On trouve toujours ce qu’on cherche, la vie répond à nos attentes les plus ardentes. La moindre pensée sait faire son nid dans le limon du cœur et si on l’entretient, jour après jour, il en éclot le bien ou le mal que nous avons couvé. Le mal étant le bien que nous avons appelé et par lequel il nous faut passer.

(à suivre)

Carmen P.

L’enfant de Syracuse (Dear Moni)

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Il n’y avait pas de chauffage à l’hôtel, mais la clim, poussée à son maximum et que je décidai de supporter malgré le bruit qu’elle occasionnait, me permit de sécher mes chaussures pour le lendemain. Mes chaussures et la précieuse missive ! Le rabat n’avait pas été collé mais je ne pouvais parvenir à sortir la carte de l’enveloppe sans risquer de la déchirer, ou pire, de l’attirer miette après miette en voulant l’extirper de sa coquille jaune. Elle n’avait tout de même pas retenu mon attention pour que je me résigne à la transformer en pâte à papier ! Sur un nid de coton improvisé avec une serviette éponge je soumis le courrier à la lente œuvre de dessiccation de l’air, sans grand espoir, néanmoins, d’être en mesure d’assouvir ma curiosité au petit matin.

Le message reposa toute la nuit. Je le retournai de temps en temps en morigénant ma bêtise à chaque fois que je mettais les pieds au sol. Faut-il être stupide d’en arriver à sacrifier son sommeil pour quelques lignes que je tentais de sauver, lignes qui ne me concernaient en rien, et auxquelles j’accordais le pouvoir de perturber ma tranquillité en y mettant, en plus, toute ma conscience ; je la veillai comme je l’aurais fait d’un enfant malade, le bruit de la clim accompagnant son souffle comme une machinerie dont aurait dépendu sa survie.

Le lendemain matin, après être allée boire un thé dans la guestroom j’entrepris d’affranchir le pli de son silence.  Sur le recto de l’enveloppe se lisait le nom du destinataire, mais le prénom ainsi que l’adresse étaient illisibles, l’eau avait fait son œuvre, emportant dans un lavis l’enc, détournant les graphies de leur destination, ne leur donnant pas plus de poids que des traces laissées sur le sable et que la marée efface.

Jacoby, tel était le nom du destinataire. Quel prénom allais-je découvrir en ouvrant ce pli ?

La carte, visiblement achetée au MoMa représentait la nuit étoilée de Van Gogh. Le message tout autant tremblotant que les étoiles dans le ciel d’une nuit d’été, malgré les coulures d’encre et le manque de rigidité du papier, se révélait enfin :

 Dear Moni,

 One of the main reasons why my time with MCC has been so incredible is you.Thank you for sharing your sunshine spirit with all of us at NYC, and best of luck with your adventures.

I’m really going to miss you !

 Fondly

 Xxx

Touchée par le sentiment de gratitude qui émanait de ces mot adressés à Moni, je décidai d’ajourner mes projets d’exploration de la Grande Pomme et d’endosser le rôle de messagère  ; il fallait que je  remette cette lettre en main propre à sa destinataire.  Je découvris rapidement qu’une Monika Jacoby habitait à Greenwich village. Cela ne me prendrait pas beaucoup de temps d’aller la trouver. Je la prévins par téléphone, laissant un message sur son répondeur pour lui annoncer mon passage imminent.

Erin (Carmen P.)

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L’enfant de Syracuse (Umbrella)

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Ceci est le début d’une nouvelle que j’ai l’intention d’écrire depuis deux ans. Evidemment, elle sera revue et encore revue avant de trouver sa forme définitive !

Une lettre égarée

« Umbrella ! Umbrella ! » criait le vendeur de parapluies aux touristes imprévoyants à la sortie du subway de Lexington Avenue et de la 59ème rue. Je revenais de Downtown avec l’intention de me rendre au Museum d’Histoire Naturelle en traversant Central Park à pieds. Je n’avais pas prévu la pluie. Les précipitations sont pourtant fréquentes au mois de septembre à New York. Je regrettai bien vite d’avoir décliné l’offre ; j’aurais au moins pu marchander le prix d’un parapluie, pour quelques dollars il m’aurait protégée, le temps de l’averse même si, au vu du nombre de parapluies retournés qui semblaient pousser dans les poubelles, le doute, quant à leur réelle utilité, était de rigueur. On se laisse attendrir par des rêves tout simples, de parapluie ou de bonne soupe chaude quand, à peine dehors, on se retrouve trempé jusqu’aux os. Au début je regardais où je mettais les pieds mais bien vite cela n’eut plus d’importance, de toute façon les caniveaux ne pouvaient recevoir toute cette pluie et à chaque pas j’avais de l’eau jusqu’aux chevilles. Mieux valait lever les yeux, mais là encore l’entreprise s’avéra superflue, chaleur et humidité créaient des volutes de brume qui s’amassaient au sommet des buildings, d’ailleurs bientôt je ne vis plus rien car mes lunettes, elles-aussi, étaient couvertes de buée. Je les enlevai et poursuivis avec un regard de myope vigilant car, si le ballet des calèches s’était interrompus, la circulation, elle, semblait s’être amplifiée. Je marchais au bord des trottoirs pour aller plus vite, et des gerbes d’eau projetées par les voitures complétaient l’œuvre de « détrempage » de la pluie.

La veille j’avais connu New York by night, je découvrais maintenant New York under the rain et je n’éprouvais pas le moins du monde le désir de chanter !

Les taxis jaunes s’arrêtaient dès qu’une main se levait et ils avalaient promptement leurs protégés…

Changement de programme ; le Musée d’Histoire Naturelle attendrait le lendemain, pour l’heure, direction Upper West Side où j’avais hâte de retrouver mon hôtel et de prendre un bon bain, chaud. Je ressortirais en soirée.

À Colombus Circle je ralentis l’allure car un flot de new-yorkais, mu par la même hâte que moi, sortait du Time Warner Center. C’est là que je vis une enveloppe jaune pâle abandonnée sur le trottoir. Je ne pouvais la laisser là, la laisser devenir torchon de papier ! Je la ramassai donc, sous le regard de marbre de la statue de Christophe Colomb, le seul à rester imperturbable sous ce déluge. Elle était cachetée mais non timbrée. Le courrier qu’elle contenait ne serait jamais lu… à moins que je parvienne à le sauver. J’emballai la missive dans une triple épaisseur de mouchoirs en papier, la mis dans mon sac et poursuivis, en marche rapide, jusqu’à l’hôtel Belleclaire.

Erin (Carmen P.)

James Morrison : Please, don’t stop the rain

http://www.youtube.com/watch?v=F2Cm_4573fs

Extraits de Rose Garden

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Rose Garden ouvre ses pages sur sept nouvelles.

Chacune de ces nouvelles nous convie à un rendez-vous avec la nature. Cette nature, on la découvre ordonnée et obéissant à la volonté de l’homme, dans un jardin du Massachusetts, on l’approche, sauvage, sur la Côte bretonne ou sur les Landes de Cojoux, on s’en extirpe quand un cauchemar nous prend dans le labyrinthe du jardin de l’inconscient….

Avec « Rose Garden », la réalité passe une porte, elle pénètre dans un univers où l’animal parvient à communiquer avec l’homme, où la mort poursuit le dialogue avec le vivant…

Les titres des nouvelles (dont je vous ferai une introduction prochainement) :

– Rose Garden
– L’œil de l’ange
– Pauline ou le cri
– Un dimanche en Pays de Brocéliande.
– Amour et Mandala
– Au-delà des cauchemars
– La demoiselle de Saint-Just

 

Nouvelle 1 : Le rat de Boston
Rose Garden (nom d’un jardin de roses à Boston) est une nouvelle en quatre chapitres.
Synopsis :
Gerald habite Boston, lors d’un jogging il rencontre un rat visiblement égaré sur la chaussée. L’animal échappé d’un labo. perturbe la circulation et intrigue les passants. Tout à coup il se précipite vers le jeune homme et ne le quitte plus. Cette intrusion dans l’existence bien rangée de Gerald va l’obliger à fouiller son passé, à penser son avenir autrement, à laisser une place pour que grandisse l’Amour dans sa vie, tout en l’amenant à réfléchir sur la responsabilité de l’homme et de la Science dans ce monde qui nous héberge.
La pensée de Henry David Thoreau accompagne en filigrane, de bout en bout, cette nouvelle.
Deux extraits de ce chapitre 2.
Extrait 1 :
« … Gerald Hoar menait depuis quelques années une existence de célibataire à laquelle il trouvait un certain confort. Il savait par expérience que la passion apporte, passé l’éblouissement des premiers mois, plus de tourments que de plaisirs. Autant il appréciait les uns, dont il ne se privait pas, autant il fuyait les autres. Il était parvenu à convaincre sa famille et ses amis que ce choix de vie était préférable à l’état d’excitation et d’angoisse qui vous colle à la peau quand vous êtes « amoureux ». L’amour, immanquablement, le renvoyait à l’image d’un naufrage, et lui tenait à garder la tête hors de ces remous. C’est donc avec détermination qu’il s’organisa une semaine d’enfer au planning « serré ». Il se laissa absorber par ses occupations habituelles, et de crainte que ce ne soit pas suffisant, il en rajouta même. Ne refusant aucun surcroît de travail, emportant chez lui des dossiers supplémentaires, il parvint à chasser ainsi de son esprit, à chaque fois qu’elle se présentait, la pensée de la jeune femme qui menaçait tant son self- control et dont le sillage sensoriel, le sourire, le son de la voix risquaient de remettre en question l’équilibre d’une vie.
Le rat, durant ces quelques jours, ne provoqua pas de désagréments. Sa présence occasionnait juste un rituel supplémentaire à accomplir. Gerald s’en chargea, comme il s’y était engagé, quand bien même il ne saisissait pas le sens de cette présence dans son appartement. Non, le rat n’était pas un problème, et son chien, Zardoz, semblait s’accommoder de ce nouveau colocataire… « 

Extrait 2 :
« … Dans le bus, bien que prenant la direction de Cambridge, il parvint à détourner ses pensées de Kathleen. Un groupe de jeunes afro-américains, Smartphone en main, écoutait de la musique avec force mimiques et claquements de doigts. Il ferma les yeux, pour tenter de se couper de cette agitation. C’est là que l’image de Kathleen et de sa plastique irréprochable en profita pour surgir. À son insu, elle s’imposa en force sous la forme d’un doux rêve éveillé. Un arrêt un peu trop brutal lui fit perdre l’équilibre et il se retrouva le nez collé sur la poitrine volumineuse d’une femme d’un certain âge. Ceci le ramena à la réalité, bien loin des courbes de sa belle qu’il se voyait déjà caressant. Tout en rougissant du fantasme qui l’avait mis dans une situation ridicule, en public, il se confondit en excuses auprès de la passagère qui le regardait, indignée… « 

 Un autre extrait (le tout début de la nouvelle)
« Y aurait-il un Bon Dieu ? Même pour les rats ? Cette question traversa un instant l’esprit de Gerald, mais bien vite il se ressaisit, la tension qu’il devait maintenir pour maîtriser son chien ne permettait pas de telles divagations mentales.
Ma foi, non, les rats n’ont pas besoin de Bon Dieu, ils se sortent de toutes les situations. C’est ahurissant. Quel flegme ! Quelle intelligence !…
Gerald pensait revenir tranquillement vers Down Town, où il habitait, en empruntant l’avenue du Commonwealth. Il avait couru le long de Charles River et était satisfait de sa performance ; il avait tenu un bon rythme, et ce malgré son chien qui parfois freinait des quatre coussinets et qu’il devait alors traîner sur plusieurs foulées. L’animal n’était peut-être pas un bon compagnon de course, mais d’instinct il savait identifier une présence indésirable.
Le croisement de Commonwealth Avenue et d’Exeter Street faillit être fatal pour le jeune homme.
En même temps qu’il perçut le cri : « Oh, My God! », il entendit un bruit de freinage terrible et réalisa qu’une voiture arrivait sur lui.
Mon Dieu se pouvait-il que ce soit sa fin ?… « 

 

Nouvelle 2 : L’œil de l’ange
Synopsis :
Estelle participe à un week-end de peinture sur le site dans le jardin de Prévert à Omonvillela Petite. C’est pour elle le début d’une aventure humaine et poétique qui transformera son regard de peintre et l’âme des couleurs qu’elle pose sur sa toile.
Un extrait :
« … Quand ils regardèrent la toile d’Estelle et découvrirent l’ange qu’elle y avait peint, ils eurent une raison supplémentaire de donner libre cours à leur indignation. Un ange – oui – un ange qui, du salon, semblait regarder vers le parc, et celui-ci prenait couleur à partir de ce regard !
— Un ange sexué planant au plafond de la maison de Prévert, s’exclamèrent-ils ! Est-ce de la provocation à l’égard du poète ? Une atteinte à sa mémoire car, comme tout le monde le sait, Prévert était un iconoclaste notoire ? Ce ne pouvait être que pure imagination !
— Ma perspective vous étonne ? répondit Estelle avec complaisance. J’ai voulu peindre le décor en faisant passer le point de vue par le regard de l’ange. Intérieur et extérieur se complètent, se répondent sur la toile. Quand vous visiterez la maison – car vous reviendrez n’est-ce pas ? -, vous verrez cet ange en bois polychrome suspendu à une poutre. De là, il veille sur la paix studieuse du salon. Sa présence peut paraître étrange, mais les chemins de la réceptivité passent par l’acceptation de la présence insolite d’un objet, quel qu’il soit et où qu’il soit.
« L’ange dans cette maison détone, il rompt quelque chose, il dérange, quand on sait les prises de position anticléricales du poète. Voyez-le comme un clin d’œil malicieux à la vie, aux idées des hommes… comme un paradoxe. Mettez cet ange dans une chapelle ou imaginez-le en figure de proue, il devient banal, mais là, c’est de l’art, du grand art !
« Ce n’est pas le putto qui est important, mais sa symbolique. Si vous enlevez l’ange, il aura toujours sa place dans l’espace où il était auparavant, il ne la quittera plus. Vous lui avez accordé le droit d’être, il ne l’oubliera jamais, que ce soit dans la clarté du jour ou dans l’obscurité. Et sur ma toile ce sera pareil. Vous avez remarqué cet ange, mais je vais le recouvrir de peinture, il sera toujours là, on devinera juste sa présence. C’est lui qui m’a permis de construire le tableau, mais il s’effacera et son absence deviendra espace de liberté. Une absence, comme un silence dans un environnement bruyant, comme un vide dans la profusion des choses, un vide qui accrochera le regard, provoquera la question, je l’espère.
« Bon, je vais cesser de m’exalter au sujet de cet être “ange”, dit Estelle, et elle porta son attention vers le portail. Avez-vous remarqué combien cette petite route de campagne, devant la maison, est étonnante ? Voyez cet âne qui passe sans être accompagné !
Ses interlocuteurs eurent à peine le temps de se retourner que l’âne s’était déjà envolé et qu’on entendit braire un coq.
— C’est pré vert ici, et langue de poète ; rien ne doit surprendre !
… « 

 

Nouvelle 3 : Pauline ou le cri
Synopsis :
Adrien, 23 ans, laisse derrière lui les années d’étude. Il est sur le point d’entrer dans la vie active. Un ami peu scrupuleux, qui a sollicité son aide, va le trahir et de ses projets il ne restera plus rien. Adrien est désemparé. Un cri dans la nuit va le sauver.
Un extrait :…
« … Cet état, il le traîne en effet depuis longtemps, il se souvient du jour, pas si lointain – c’était la semaine précédente – où, après des démarches infructueuses pour trouver du travail dans la capitale bretonne, il rentrait chez lui, ignorant les personnes qu’il croisait. Son moral n’était déjà pas merveilleux, et la brume, la même que celle d’aujourd’hui, était comme une bulle où il entassait les idées noires. Il en voulait à son père qui lui mettait tant la pression… la révolte, il la ressentait avec l’intensité de l’adolescence, et pourtant il croyait avoir dépassé l’âge d’éprouver de tels ressentiments… il rejetait la responsabilité de ses difficultés sur ses parents, toujours trop présents, trop aimants. Il se souvint des paroles de son oncle, il lui avait dit qu’on ne peut juger à l’aune d’aujourd’hui les actes des générations qui nous ont précédés. Chacun doit faire face et trouver des réponses aux nécessités et aux contingences de son époque.
Des réponses… il aurait aimé pouvoir en trouver ! Il se serait contenté du bout du nez d’un semblant de réponse. Mais rien… il était coincé dans sa toute jeune vie et le pire était à venir, il ne savait pas que lorsqu’il allait enfin pouvoir sortir du long tunnel des années d’attente, au moment où il allait devenir l’acteur de sa vie… tout allait lui échapper… « 

 

Nouvelle 4 : Un dimanche en Pays de Brocéliande

Une nouvelle courte qui condense toute la magie de la Bretagne. Je ne mets pas d’extrait pour ne pas entamer la magie du texte.

 

Nouvelle 5 : Amour et mandala

Une histoire d’amour dont voici un extrait :

« Les quatre malfaisants n’étaient autres que des retraités un peu poivrots et franchement teigneux qui venaient taper la belote au bar. Pas un jour sans qu’ils y soient, toujours installés à la même table, celle qui leur permettait d’interpeller facilement la barmaid tout en gardant un œil sur la porte, ceci afin de ne rien manquer des entrées et de saisir tous les faits et gestes des habitués. Ils jouaient un drôle de jeu ; c’était à celui des quatre qui saurait balancer la parole la plus provocante, la réplique la plus mordante. Les sarcasmes fusaient, les sous-entendus propageaient leur fiel dans les propos en apparence anodins. Ils savaient repérer les travers de chacun. Le client, par principe suspect, était jaugé, détaillé en moins de temps qu’il n’en faut à la gendarmerie pour contrôler nos papiers. Pierre-Yves était devenu leur bouc émissaire et ils n’ignoraient pas la raison de sa présence au bar. Sur lui, ils exerçaient leurs talents de persiflage, ils ne manquaient pas une occasion de le railler, avec délectation. Une façon de le rabaisser aux yeux de sa belle. Ah oui, il ne passait pas inaperçu ! On pouvait entendre dès qu’il passait la porte du bar :

— Il a bien pédalé, le beau gosse ce matin ?

— Faut voir ses mollets ! C’est un sportif, le gars !

— Eh, tu ne te préparerais pas pour le Tour de France, par hasard ?

— Y ferait mieux de se déclarer, ce benêt. N’est-ce pas, Abigail !

— Atout cœur, renchérissait Momo, le plus pervers de la bande.

— C’est pas à toi de mettre atout, Momo !

— Pas de ma faute. C’est Poulidor junior qui m’a distrait !

Il en allait ainsi à longueur de journée. Quand un client de passage venait à s’aventurer dans leur salle les commentaires redoublaient. Il fallait que ce nouveau venu sache que le gamin était la risée de tous. C’était pure charité chrétienne que de le mettre dans le secret. L’étranger était pris à témoin et s’il ne montrait aucun signe d’agacement, son silence devenait une preuve d’acquiescement. D’une manière ou d’une autre, il participait au lynchage du malheureux…»

 

 

Nouvelle 6 : Au-delà des cauchemars
Synopsis : Une femme accompagne sa grand-mère lors d’un moment difficile dans la vie de son aïeule. Elle écoute les souvenirs qui remontent, les comprend, devient, bien involontairement l’instrument d’un étrange échange.
Extrait :
« Camille se demandait à quoi pouvait bien penser sa grand-mère, il lui semblait, par moments, lire de la colère dans son regard. Colère d’une mère qui aurait souhaité une vie tellement différente, qui… attendait tant de ses enfants, mais eux étaient incapables de répondre à ses attentes. Ils ont passé une vie à s’arracher l’amour d’une mère toujours insatisfaite, à essayer de lui prendre des faveurs matérielles, à se déchirer entre frères, parfois ils en venaient aux poings.
Durant la célébration, Eugénie a versé quelques larmes. Étaient-elles destinées à Daniel, ou était-ce des larmes d’apitoiement sur son propre sort ?
Quand la célébration fut terminée, comme elle l’avait annoncé, elle demanda à sa petite fille de partir. Curieusement, elle semblait soulagée et elle avait retrouvé l’usage de la parole. Elle proposa à Camille un repas au restaurant avant que celle-ci ne la raccompagne chez elle. Eugénie se montrait gaie, était-elle simplement heureuse d’être avec sa petite-fille ? Rien ne différenciait ce repas de ceux que la grand-mère et Camille s’accordaient une fois par semaine. Un moment bien à elles où elles se faisaient mille confidences… « 

 

Nouvelle 7 : La demoiselle de Saint-Just
Synopsis : Je ne dirai rien de plus ; une immersion au cœur de la Bretagne.
Extrait :
« … Marion vit que la cruche était vide. Elle décida d’aller chercher de l’eau au puits.
Elle se glissa sous la partie basse de la porte et le vent d’hiver s’engouffra dans la pièce.
Le seau, pourtant vide, était bien lourd pour elle, son bois frottait contre ses mollets. Arrivée au puits, elle se pencha par-dessus la margelle car il lui sembla entendre une voix, la voix de sa mère.
— Maman ! cria-t-elle, surprise.
Le vent soufflait plus fort, couvrant les voix. Pour mieux entendre, l’enfant se pencha davantage. Elle perçut distinctement :
— Va dire à la fille de ta fille, qu’elle aille dire à la fille de sa fille qu’elle apporte le pain au four !
Elle se recula d’un bond et vit, en face d’elle, sur le bord du puits, un lutin au visage caché par les larges bords de son feutre. Le regard affolé de la fillette chercha un repère rassurant autour d’elle, elle vit filer un lièvre… et quand ses yeux osèrent revenir au puits, le lutin avait disparu. Elle resta momentanément pétrifiée jusqu’à ce que la panique s’empare d’elle et qu’elle détale, à toutes jambes, laissant le seau sur place. Elle s’affala au milieu de la cour de la ferme, se releva sans prêter attention à son genou écorché. C’est une Marion tout essoufflée qui poussa enfin la porte de la maison et se précipita près du lit clos. Le crucifix était bien là, planté au milieu du mur ; elle était sauvée ! Elle s’agenouilla et commença à réciter les prières qu’elle connaissait par cœur. Cette litanie la calma, elle put s’adresser, avec ses mots d’enfant, à son Seigneur du ciel, le seul capable de la protéger de la sorcellerie dont elle avait été le témoin.
— J’ai pas été mauvaise, dis ? Je suis bien allée à la messe et même aux vêpres dimanche ! J’veux pas être transformée en pierre comme les Demoiselles. J’ai peur dans la lande toute seule, les ajoncs sont piquants et j’ai besoin de ma maman. Où est maman ? Dis, elle n’est pas tombée dans le puits, au moins. C’est pas elle qui m’appelle. J’veux pas aller dans le puits. J’veux ma maman. Maman ! Maman !
Marion était une enfant remuante, un vif-argent comme disait sa grand-mère. Une petite fille qui aimait qu’on lui conte, encore et encore, la légende des demoiselles de Cojoux, ces jeunes filles qui avaient fauté et que la colère divine avait transformées en pierres levées. Entendre cette histoire était inquiétant, certes, mais Marion aimait frissonner en l’écoutant. Elle prétendait ne pas craindre ces sortilèges car elle affirmait, crânement, ne pas redouter le diable qui pourrait toujours courir pour l’attraper. Comme elle aurait aimé, si on ne le lui avait pas interdit, vérifier par elle-même son courage, en sortant dans la lande quand le ciel, noir comme le cul d’un chaudron percé, lançait ses éclairs et faisait virer les schistes au mauve ! Les adultes avaient-ils raison de la prévenir des dangers de ce monde et d’un autre, encore plus obscur ? Elle commençait à le croire.
L’heure était venue pour Marion, en l’absence de ses parents, de découvrir le charme inquiétant de Saint-Just, cet espace sacré que les hommes ont chargé de leur présence depuis le Néolithique. La lande regorge d’esprits et de maléfices, autant qu’il y a ici d’ajoncs d’or, de schistes bleus, de grès rouge, de poudingue, de filons de quartz, tous en parfait accord quand il s’agit d’animer le paysage et d’enflammer les imaginations.
Kador, le chien, s’approcha doucement de l’enfant, il avait compris le désarroi inhabituel de sa maîtresse. Il lui léchait le visage en geignant comme s’il voulait absorber la tempête de ses larmes. Marion, cette fois-ci, était insensible aux attentions de son fidèle compagnon. Elle n’était qu’une petite fille submergée par l’angoisse et secouée de pleurs incoercibles. Seuls les bras de sa maman auraient pu la calmer.
Le chien, impuissant face à ce chagrin, se mit à hurler à la mort. Ces chants de détresse, pleurs et hurlements mêlés, attirèrent une voisine qui s’en revenait, du moulin de l’Étang du Val, par le sentier.
— Mais que se passe-t-il dans cette maison ! dit la brave femme… «