La rouille

.

Tout se rouille
et toi tu dors
d’un sommeil à
outrance où s’affolent
tes paupières

un sursaut ouvre
tes yeux – fixes –
ils ne voient pas
les narcisses
qui n’existent pas
car ils n’ont ni tige
ni tête ni couleur
ils  tombent
dans le vide ambiant
sur ton monde 
étrange 
où je n’échappe
pas à la disparition
je glisse quelques mots
– des chatons de solitude –
au loquet de ton coeur
verrouillé

.
Carmen P.

Illustration : Boris Pasmonkof

Un clic pour l’éternité

Quelques clics et l’écho des mots
venus en différé des décennies plus tard
fragmentent davantage le temps
plus qu’ils ne donnent l’heure exacte
 
L’horloge est détraquée
il est Noël moins le quart
et ce quart de rien
est notre mouvement
qui détermine tout
 
On ne sait si une naissance s’annonce
ou si la nuit affligera l’étoile du berger
d’un masque nuageux
alors tous les moutons
(mon dieu, les moutons) se précipiteront
dans un trou noir
 
Une nanoseconde suffit pour affoler les aiguilles
 
Consentir à la fuite endiguée par la précipitation
permettrait-il à l’instant de se concentrer
dans l’espace et de devenir inaltérable ?
Le temps, lui, poursuivrait son œuvre
Le mouvement stoppé serait comme le fantôme
dans le cristal, soumis à la pluie, au vent, aux saisons
et qui pourtant poursuivrait son développement
Au centre – l’unique – que nos yeux voient multiple
en fonction des facettes. Une consécration géologique
pour une essence millénaire.
Le mystère intérieur
est inaccessible pour qui veut le saisir de l’extérieur
 
Il est vibration et persévère dans son mouvement
en ligne droite dans le viseur du temps – en apparence immobile
 
La chair est si vulnérable perdue dans la lenteur de l’espace !
 
L’horloge en nous est fuite et rythme pour nos pas comptés
en déraisons terrestres.
 
Ouverture du diaphragme. Un clic. Fermeture.
La lumière capte son sujet qui ne laisse que son ombre
car sa vitesse intime l’écarte de toute représentation
 
.
Carmen P.
illustration : Lisa Graa Jensen

Au coeur de l’instant

Par l’écriture
atteindre le noyau de l’instant
toucher au plus sensible
et d’une mesure de joie
enrober la tristesse de paix
 
être un grain de raison perdu dans une jungle en folie
ou un brin de folie dans une foule raisonnable
n’être rien qu’une écharde consciente
– douleur et joie en fusion
 
l’écriture attendra
je préfère retarder le moment
et depuis mon refuge observer
l’éclat des étoiles dans les pupilles de mes chats
 
Ballotée entre le pire et le meilleur
je bénis ceux qui parviennent
à accueillir les cieux au centre
de la roue de l’existence
 
.
Carmen P.

Photographie

L’inertie
était son ennemie
pourtant les objets
dans son mental s’animaient
d’un glissement imperceptible
d’une légère lévitation

Elle aurait pu manipuler le verbe
utiliser le rythme, s’ouvrir à la musique
elle a choisi le huitième art, la photographie
Elle ordonnait son énergie kinésique
sur des tableaux dont elle était le modèle
chaque construction était une tentative
de réunification, un réajustement de son corps
à la conscience morcelée. L’harmonisation était
le but du jeu – sa quête perpétuelle.

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C.P.
photographie : Francesca Woodman

Les cariatides ont disparu

Les nymphes ont disparu – gardiennes du temple

où s’adossait leur patience, elles ont quitté les lieux

Lentement, avec elles, se sont dissous les augures

une naissance inversée, l’espérance déracinée,

par les talons offerte à l’érosion d’une fontaine

La vie esquive son cours face aux colonnes nues

qui dressent leurs symboles phalliques, la Terre

bascule et verse à la mémoire des Castalides

la promesse d’une éclosion :

le nombril du monde

percera le silence

.

Carmen P.

photographie : Francesca Woodman

Femme caméléon

Femme caméléon,

elle essaie de soustraire son art aux lois de la physique.
Insoumise,

elle disparaît en elle-même quand elle ne s’éclipse pas du cliché d’un pas chassé.

Elle passe par ici. Elle repasse par là.

Jamais la même mais toujours présente, aucun regard ne parvient
à l’identifier vraiment.

Illusionniste,

elle crée des papillons qu’elle épingle aussitôt
comme autant d’âmes sororales qui s’échappent par des marges – inexistantes.

 

Cherchez-la, vous ne la trouverez pas !

 

Elle est toujours ailleurs car elle ne sait pas où vous fixer.
L’espace est une scène où les acteurs n’ont aucune marque.
De leurs textes ils ne brandissent que des graphies grignotées.
De leur présence on ne saisit que l’énigme.

La pensée, tel un tsunami, a balayé les planches avant qu’on ne soit installé.

La dispersion brouille toute lisibilité, mais c’est de ce trouble

que surgit l’évidence quand la patience s’en mêle.

 

La conscience au sein de chaque cellule, elle vit une existence cosmique

qu’elle tente de retracer en certains lieux délabrés

où le temps s’est abîmé.

 

Elle s’imagine entière mais elle se pulvérise à chaque tentative,

elle se dissémine en une multitude d’objets et demeure disloquée.

 

La profondeur du cliché naît de cet effet « poupées russes », où le message

ne se découvre qu’avec application, pour peu qu’on sache « déboîter » son regard.

.

Carmen P.

Photographie : Francesca Woodman

La tendresse en héritage

L’auto-louange je la tatoue
sur le pic de ma conscience
T’as tout ange au ciel-regard
qu’un iris suffit à te concilier

Ainsi s’honore la tristesse à la source
en frissons amplifiés par la tendresse
La peau absorbe la pluie de la colère
au bavard de l’instant échappé du chaos

Elle offre un sein au lait de l’émotion
avant que la parole ne désespère !

*

Grande est la solitude devant la neige
qui sur l’écran de nos vies, grésille.

Pourquoi accorder tant d’importance
aux images puisées en ondes troubles ?
Le vide à l’intérieur de nos consciences
appelle dès le chant du coq : rouge
l’énergie et la joie sous le manteau
enfin retourné de nos attentes.

C’est l’instant guetté par l’ami fidèle
qui jamais ne quitte notre ombre.

*

Les grands absents
apparaissent
au détour d’images
oniriques
ils sont fort affairés
et me remarquent à peine
Sans doute
le contour de ma mémoire
les retient-il prisonniers !
Ainsi vivent nos présents
quand leur silence en tâches
me renvoie à mes propres solitudes

Que Poésie n’enrobe pas
ma conscience toute entière,
entre concentration et ramification
que navigue son euphonie
du dedans au dehors, à tous moments

L’œil extérieur accorde au monde
les couleurs de sa connaissance intérieure
et son champ ratisse – large – au tapage du coeur

.

Carmen P.

illustration : Lionel Bulmer

Au clair de la lune, mon ami auteur, prête moi ta plume que j’écrive un mot…

Tout se passe comme si quelque part en moi je connaissais Lucas.

Prononcer ce prénom revient à tirer sur une ficelle. Un fil rouge découd alors des souvenirs inexistants. Ils sont les fruits d’une mémoire fantôme.

Cela me dépasse. Le prénom Lucas vient moins suggérer une présence que dire par le biais du cœur tous les rêves avortés d’un ancêtre dont je serais, bien malgré moi, l’héritière.

Je note sous la dictée de cet imposteur un testament qui devient message adressé à un jeune homme animé d’une fougue identique à celle qui a conduit mon hôte à la mort.

Je murmure Lucas et je pense peinture.

Je m’emmêle dans ces liens qui ne me concernent pas, mais ai-je la liberté de dire non à cet appel, à ce cri venu du profond de l’être et qui retourne ma propre terre à la recherche de ce qui ne peut plus souffrir l’enfouissement ?

Il me semble avoir passé ma vie à refuser de répondre à ces appels incessants dont je ne pouvais déterminer l’origine. J’étais ici pour avoir les pieds sur terre et cela nécessitait une lutte farouche contre l’invisible qui ne cessait de m’interpeller.

Alors auteur, accepteras-tu de prêter ta plume à des personnages fictifs ?

Mais qui suis-je pour donner de la voix à des personnages imaginaires, pour accueillir leur mémoire privée de corps, alors que la mémoire de ma mère se dissipe dans la brume et qu’aucune corne (de brume) ne pourra jamais la ramener vers les siens ?

Alors, le roman attend, et je consens à l’écriture de quelques poèmes qui, le plus souvent, n’ont ni queue ni tête, ni souvenir ni avenir. Ces constructions ne sont que  missives tronquées.

 

*

 

Excusez-moi
je cours
avant que tout ne s’efface
derrière moi

je vole
le bruissement
de mes jupes dissipe
la formation des cristaux
attachés à ma mémoire

La vitesse déroule
l’estime vrillée autour
de son propre cordon
Elle exhorte le soi
à l’annulation de son programme
d’ensablement consenti
en heures trop lentes

Je libère les aiguilles
et je m’accorde au rythme de la vie qui file
autour de nous – c’est hallucinant
en nous – elle s’octroie le vieillissement

L’heure de l’amour s’éternise
jour après jour, elle ajuste
à la perfection notre trajectoire
sur l’amplitude de notre instinct
de vie. Le cadran universel
voit ses étoiles fuyantes
et les agence dans son cosmos

L’espace est une demeure
qui n’ignore aucune existence

 

*

 

Les fleurs n’inventent pas d’histoire. Soumises aux lois de la nature, elle se contentent de s’épanouir, puis elles rendent à la vie la grâce d’avoir été.

 

*

 

C’est maintenant et c’est jamais !
Nous n’acceptons pas l’idée d’un jamais, alors nous revivons toujours les mêmes films, jusqu’au jour où nous brisons le noir de notre chambre hantée. Les fantômes de nos appréhensions renaissent des fissures. Depuis notre for intérieur se tisse la lumière, elle déploie notre toile de vie. Cet espace ouvre la présence au toujours, à partir de l’instant même où nous l’autorisons.

 

*

 

Rien n’est insignifiant. Nos erreurs sont des tentatives avortées, elles ébauchent notre carte de vie, modèlent nos pensées jusqu’au point de sincérité où notre conscience unie à celle de l’Univers la valide. L’homme doit imaginer son terrain avant de s’épanouir et il ne le trouve que dans la confiance, intérieure. Pour la fleur les choses sont plus simples, le terrain lui est donné.

 

*

J’aimerais être une fleur de trèfle. À quatre feuilles. Ma mère les trouvait si facilement !

Un flocon de poésie

J’ôte une robe

que milliers d’aiguilles

bâtissent

Le geste mesure

la distance de précaution

entre ma peau et le tissu

Les mêmes gestes

accompagnent la Poésie

chacune de ses images

m’allège d’une épaisseur

tout en scarifiant mon âme

au passage

Le poème pourtant

je le pense comme flocon

de dentelle que j’aimerais poser

sur une cape de mousseline

et derrière mon dos

(en l’aidant d’une légère secousse)

lui accorder l’envol

afin qu’il suive la fée Clochette

jusqu’au Pays des enfants perdus

.

C.P.

illustration : Sonja Hinrichsen

J’ignore les fantômes mais je connais l’ange qui derrière moi me pousse

J’ignore les fantômes
mais je connais l’ange
qui derrière moi me pousse

*

Dites-moi
mots pétrifiés
ce goût de sel
si naturel
que fond de gorge
ressent dans ce vide
de bulles joyeuses
comme un aber
avide d’eau
ce goût de sel
ne se désagrégera-t-il pas
comme un iceberg
rompu par la chaleur
des émotions

trop humaines

*

Toi ma Terre
fais-toi discrète
je t’en supplie
En ce monde
où rien ne dure
on peut souffrir
longtemps seul
avant qu’une vague
d’espérance ne lève
notre dépendance
J’ai rejeté de mon âme
tout attachement
aux épreuves
je ne m’y balance
pas obstinément
Mon coeur, montre-toi
docile et mon visage
souris, confiant !

Vie, redresse-moi !

J’accepte que tu tiennes
mes ailes en laisse
Je ressens ce point d’attache
cette pression m’est douce
et libère mon souffle

À pleines branches, le vent !

.
C.P.
illustration : Francesca Woodman