Ils l’appelaient « le mythe »

Une nouvelle écrite pour le concours « jedeviensécrivain ».
Je vous la donne à lire !

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Ils l’appelaient « le mythe »
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De son refuge, largement ouvert à la lumière déclinante du soir, une femme à la silhouette fragile contemple le parc. Son front appuyé contre le carreau, le regard perdu dans le vague, elle ne saurait dire au visiteur ce qui attire son attention ; elle côtoie un autre monde et ne vient chercher les bruits, les mouvements du dehors, que pour mieux revenir vers sa table d’écriture où, sous la lampe à huile déjà allumée, un cahier cousu de fil – blanc, comme sa poésie – attend l’encre de ses mots. Son âme est un filet à papillon qui glane les réverbérations du néant projetées sur le monde qui l’entoure. En cet instant, pour elle, la maison est une tombe où s’éteignent les heures en douceur. Ceci est une altération de la réalité, une légende teintée de romantisme, la jeune femme, de toute évidence, scrute le chemin qui de Main Street conduit au perron des Evergreens, cette maison où vit son frère Austin avec sa femme Sue et leurs enfants. Gib est le benjamin et il rend souvent visite à sa tante. Les pensées du soir de la « dame blanche » se dirigent vers ceux qu’elle aime et qui ne vivent pas sous son toit.

Demain, elle préparera un pain à la banane. L’enfant adore tout ce que sa tante lui offre et compose de ses mains, que ce soit un gâteau ou un bouquet original qu’un petit mot accompagne… Emily sourit en pensant à Maggie, la servante qui elle, n’approuve pas cette intrusion dans son univers – une demoiselle n’a rien à faire dans une cuisine. La brave femme n’apprécie pas la préférence de l’enfant pour les recettes d’Emily. N’est-elle pas bonne cuisinière ?
Gilbert viendra demain, sautillant comme un écureuil en empruntant le sentier qui relie sa maison, les Evergreens à celle de sa tante, les Homestead. Cette allée est un cordon qui relie ceux qui s’aiment — comme des jumeaux que le sein matriciel d’un parc, magnifiquement arboré, protègerait. Ici, à Amherst, se situe le paradis des Dickinson, pour peu qu’on oublie la mort qui menace et que l’on se console, chaque jour, d’un éclat d’éternité.

Il fait froid ce soir, et l’heure est à la nostalgie. Emily revoit la précédente maison, elle s’était habituée à vivre, là-bas, dans la proximité de la mort. Au cimetière attenant, elle a vu arriver des êtres de tous les âges que des groupes éplorés accompagnaient à leur dernier voyage. Elle ne comprenait pas cette tristesse ; était-il possible que personne ne voie le défunt, avancer léger, à côté de sa famille effondrée ? Quand elle sera elle-même rappelée, elle aimerait être conduite, à travers champs, comme pour une fête, avec juste quelques proches dans le cortège, des proches dans le secret de son amitié avec la mort souveraine.

Emily a passé sa vie à questionner le silence. Les visiteurs qui viennent jusqu’à Amherst aimeraient, quand ils pénètrent dans sa chambre, l’interroger en retour, mais ils n’osent pas, leurs propos seraient trop maladroits. La femme de poésie qu’est Emily Dickinson leur est acquise. Les mots poursuivent leur lente progression vers leur intelligence, mais la femme de chair, avec sa volonté farouche de se couper du monde, reste pour eux une énigme. Peut-on s’adresser au néant quand, en face, l’interlocutrice est absence ? Il faut une sacrée dose de foi, ou une complicité particulière, pour abolir la distance et se retrouver dans la corolle du même instant, hors du temps. Afin de parer à toute indiscrétion, et par crainte de se laisser trahir par une intonation inappropriée, une jeune fille sort un calepin de son sac. Elle en arrache une page et écrit un quatrain qu’elle dépose sur la table d’écriture d’Emily, tout près de la lampe. En cet instant, les deux femmes sont seules à se voir. La troupe des autres visiteurs n’existe plus pour elles. Sans doute la poésie est-elle seule responsable de ce moment irréel ou deux êtres parviennent à briser le miroir qui sépare les deux mondes.

Voici les mots offerts à la dame blanche :

— Emily, as-tu su, à la fin du temps
quand tu as cessé de demander pourquoi
Dieu a-t-il éclairé tes angoisses
dans la belle école du ciel ?

La poétesse s’écarte de la fenêtre à guillotine. Se dirige vers le message, le lit, quand elle relève la tête son regard n’a rien perdu de sa limpidité. Elle répond :

— On me croit recluse mais l’enfermement ne me permet-il pas, sans craindre les visiteurs, que je rejoins quand il me plaît, de découvrir en moi des paysages insoupçonnés. Je porte mon attention sur l’âme, j’explore les contrées lointaines cachées dans ses replis les plus intimes. Il n’y a nul tourment en moi, même si mon territoire n’est pas plus grand que notre jardin.
Mère, qui m’a témoigné si peu d’amour, a le corps depuis quelque temps immobile. Que sais-je de son silence ? Je me surprends parfois à éprouver de la rancune. Je suis encore si prompte à la juger, alors que j’ignore ce que cet isolement contraint lui apporte comme découvertes. Peut-être me protège-t-elle, à sa façon, de ce vide, si grand, que je décline en vertiges poétiques dans lesquels il se pourrait que je sombre, un jour.
Père, par nature, était homme taciturne, pourtant la maison bruissait d’esprits brillants qu’il me plaisait d’entendre, et avec qui j’osais m’exprimer, du temps de ma jeunesse enthousiaste.
Jeux de l’esprit et tentation du vide sont les deux extrémités de la cravate sur laquelle s’amourache ma vie. Vivre est une tentative de réconciliation entre des aspirations hautes qu’il faut saisir à bras le corps et la simplicité du quotidien auquel on s’accorde, par nécessité.
Le silence est ma demeure. Le silence est une abeille qui dans les jardins terrestres butine l’éternité.

La jeune lectrice arrache une deuxième page à son carnet et écrit :

— Confondue par la souffrance
as-tu muselé les perles d’angoisse
qui pourtant te brûlaient
qui pourtant te brûlaient ?

Lentement, Emily décrypte le message puis de ses lèvres glacées laisse filer sa voix :

— L’angoisse passe, à moins qu’elle ne trouve en nous un terrain complaisant et la souffrance se métamorphose en mots, elle devient si légère qu’elle n’agite même pas l’ombre des rideaux suspendus à l’immobilité de la maison familiale. Je devine un essaim, promis au futur, gravissant les marches, foulant le tapis et froissant les rideaux de mon refuge. Ils ne me verront pas et leur curiosité viendra remplir le vide des lieux, à moins que l’amour ne les guide. Qui sait ? Il se pourrait que ces poèmes jetés sur des bouts de papier aient commencé à vivre !

« Oh, pense la jeune fille, bien sûr qu’ils vivent ! » et dans un dernier quatrain sur une troisième feuille arrachée elle note des vers où elle tente de faire passer toute son admiration :

— Cette douleur s’est fondue dans l’amour
Apaisée, elle retombe en larmes sur terre
Irriguant la glaise de ceux qui survivent
Les mains sur leurs peines et l’âme en veilleuse

Emily sourit en lisant ces mots, puis un frisson – comme un regret – la parcourt.

— Il fait froid en ce début novembre, dit-elle.. Permettez que j’enroule un châle sur mes épaules. Voyez, il a la couleur qui habillait l’érable, il y a quelques jours à peine. Il pourrait bien neiger, demain. Nous verrons la neige recouvrir nos maisons d’un silence plus absolu, encore. Le chemin « assez large pour réunir deux qui s’aiment », ne sera plus visible, mais il se pourrait que des pas y laissent leurs empreintes. Les pas de celui qui n’est pas un étranger et connaît mes larmes, Lui, qu’une vie n’a pas suffi à attendre et que j’accueille le soir en pensées.
Je l’enferme dans le cercle de mon amour avec tous ceux de ma famille. Oui, j’enferme dans mon cercle, cet homme qui s’est invité chez nous, est reparti en fermant la porte mais en emportant mon cœur.
Viendra-t-il ?
Est-ce son ombre, si longue, qui déjà avec le soir s’avance ?
Il tombera des flocons comme autant d’étoiles dans le ciel d’août, ou de pétales de roses en juin. Il tombera des flocons jusqu’à ce que la saison passe, mais les étoiles de neige, comme les roses, ne périront pas dans l’herbe lisse car Dieu consigne toute chose vive sur son irrévocable liste, et mon amour y est inscrit.

Quand la dernière visiteuse, qui n’est autre que la jeune fille au calepin, quitte les Homestead, Emily, dans sa robe de percale blanche à la collerette empesée contemple toujours le parc et son allée, où la neige n’est pas encore tombée, elle espère voir apparaître la silhouette de l’homme aimé. Tant de constance dans l’expectative ! Tant de dignité dans sa présence !

Ce n’est plus l’heure des visites et la maison retourne à son histoire, cette histoire que l’esprit d’Emily continue à entretenir.
Les années passent mais rien ne peut effacer de sa mémoire d’outre-tombe son dernier amour né de la solitude. Elle entretient cette passion comme elle soignait, de son vivant, les fleurs du jardin. Chaque parole échangée, chaque regard, chaque caresse reçue, alors qu’elle accompagnait Otis Philips dans le vestibule, tandis que Père et Austin restaient au salon et que Mère s’activait à l’office, sont des objets souvenirs, des présents, bien à elle, qu’elle emporte précieusement dans sa chambre à l’étage chaque soir de son éternelle réclusion. Elle n’est pas seule. Non. Elle est habitée par cet amour. Son Lord. Sa promesse. Il lui a promis de joindre sa vie à la sienne, si la vie le veut, mais la mort, parfois, arrive plus promptement que ne dure la vie.
L’amour est resté en bourgeon, il n’a pas connu d’été et seule, à sa fenêtre, Emily regarde le parc où les feuillus après avoir participé à la symphonie automnale s’apprêtent à entrer en hiver.
Le temps est le maître qui jamais ne prend une ride, il change la chaleur en fraîcheur et la fraîcheur se givre malgré l’intensité d’une passion. Le souvenir d’une caresse de son Lord maintient Emily hors de la nuit, dans l’attente d’une éternité d’amour où les amants resteraient liés dans la réalité d’une étreinte divine, mais c’est la mort qui triomphe, Emily, même si tu crois que la nature n’oublie aucune présence, même si tu penses que rien ne décline !

Se peut-il qu’une telle femme, ayant le don des mots et qui par le simple fait de nommer le vivant parvenait à le propulser dans le monde de l’invisible – lui conférant une dimension exceptionnelle – ait pu ignorer l’amour physique ? Oh, sa vie amoureuse ne pouvait atteindre que des sommets de sensualité, il se pourrait même qu’elle ait ignoré bien des tabous de l’époque. La petite misère de l’amour aurait suffi à son bonheur disait-elle, mais était-elle prête à quitter la sécurité de la maison familiale ? Etait-elle prête à prendre le risque de vivre l’amour, au quotidien, L’amour ne risquait-il pas de s’atténuer avec le temps ? Elle, l’éprise d’absolu, n’aurait pu le supporter. Chaque jour se devait d’être jour d’épousailles joyeuses. Pourtant, sa mère dans le mariage était si aigrie. Sue, dont l’amitié lui était si chère, Sue, la femme de son frère n’était pas heureuse non plus. Elisabeth, la femme de son Lord, celle dont elle enviait la place, n’avait d’épouse que le nom. Oh, pourquoi cette promesse de s’unir à lui, quand Elisabeth ne serait plus, ne s’est-elle jamais concrétisée ? Elle aurait pourtant eu assez d’amour pour être celle qui lui ferme les yeux, mais il n’a pas voulu.
Cet homme, dont la mort a précipité la sienne ne lui a, cependant, apporté que du bonheur. Que vaut la vie sans passion ? Et chaque passion est entière que suit une nouvelle passion. Ce n’est pas humain ! Le corps un jour ne peut plus souffrir un amour de plus. Car l’amour annonce, par sa venue même, la séparation qui le suit. Combien de fois n’a-t-elle pas vu le sol se dérober sous ses pieds ! La douleur lui est coutumière. Son Lord venait aux Homestead, comme beaucoup de relations de père ou d’Austin, il bavardait et c’était une fête pour Emily qui aimait participer aux discussions. Il lui a offert son cœur, la place la plus enviable dans ses pensées, et tant pis s’il n’a pas possédé son corps. Il a rempli son vide de bonheur, transformant sa vie en félicité. Emily pouvait vivre ainsi, son aimé sous la cloche de son foyer et elle dans l’aura de cet homme prestigieux, avec pour couronner le tout le flambeau de la poésie. Tout était parfait et même Son Vieux Voisin – Dieu – n’y trouvait rien à redire.

Les dés ont été jetés. Les poèmes sont écrits et ne pourront plus être déchirés ou subtilisés. La clef chaque jour tourne dans la serrure des Homestead, enfermant l’esprit d’Emily dans la maison qu’elle a choisi de ne jamais quitter, même par amour.

La jeune fille au calepin, appelons la Mary, se dirige après la visite de la maison de sa poétesse, vers le cimetière où repose celle qui ne s’estimait pas plus importante qu’un bouton d’or. Il ne neige pas encore, mais une brume se promène dans l’air, formant des nuages ronds comme des balles, et ces balles se déplacent à hauteur d’homme. Ne sachant pas où se trouve la tombe d’Emily, Mary décide de suivre ces égrégores vaporeux qui la guident vers l’ouest du cimetière. Ils s’immobilisent au-dessus d’un espace carré entouré d’une clôture en fer forgé munie d’un portillon. C’est ainsi, qu’elle se retrouve devant la sépulture familiale de la famille Dickinson sans avoir eu à lire les noms, à moitié effacés, gravés sur toutes les tombes du lieu . Là, se dresse – droite et simple – la pierre tombale d’Emily. Quelques objets, discrètement déposés au pied de la pierre, témoignent de la ferveur des lecteurs anonymes ou des poètes en espoir d’inspiration.
Mary se recueille un instant, mais il fait de plus en plus froid, il est plus sage de ne pas attendre la neige. En marchant d’un pas pressé dans l’allée, elle remarque l’homme étrange qui la précède. Il est déjà arrivé au portail du cimetière, elle peut voir son visage lorsqu’il se retourne pour fermer la porte. C’est un homme d’un certain âge, grand, au maintien rigide. Son visage est fin et particulièrement pâle. On le dirait guindé dans son manteau ajusté. Il est d’une élégance d’une autre époque. Il tient en laisse un chien imposant, un Terre-Neuve à la robe sombre. Comme Mary s’approche, il ne referme pas la porte, il attend que la jeune fille passe. Le chien s’impatiente mais l’homme le retient avec autorité.
— Du calme, Carlo ! lui dit-il.
Mary remercie, mais ne prête pas davantage d’attention à cette rencontre. Il fait vraiment trop froid, il faut qu’elle se réchauffe dans sa voiture et pourquoi pas qu’elle aille ensuite dans un bar où elle pourra commander un bon thé.
En cherchant sa clé dans son sac, ses doigts rencontrent un objet insolite qui la pique. Elle sort l’objet ; c’est un stylo à plume, d’un genre rétro comme ceux qu’on trempait dans des encriers, il y a quelques décennies…
— Ou plus ! lui suggère une voix malicieuse née de son esprit.
Ce n’est pas le moment de se poser des questions ! Elle entoure la plume d’un mouchoir en papier et remet l’objet dans son sac.
Vite, se dit-elle, il est temps que j’oublie ces histoires et que je pense à me réchauffer.
Elle ne tarde pas à trouver une enseigne où elle s’accorde une pause donuts et thé au lait.
Elle ne pense plus aux Homestead, pas plus au cimetière. L’instant est sacré où l’on savoure une boisson chaude et des douceurs après avoir eu bien froid. Mais son regard est attiré par un chien vautré sous une banquette et que l’agitation du lieu semble effrayer.
Ce n’est pas possible, c’est le chien de tout à l’heure !
Ce chien ne lui inspire pas confiance, il a le poil broussailleux, on ne saurait dire s’il se réveille d’un cauchemar ou s’il est lui-même le fruit d’un cauchemar. Ouf, il ne va pas rester puisque son maître le tire de sa cachette et l’entraîne dehors. Mary peut se détendre, elle en profite pour répondre à quelques texto avant de reprendre la route.

Quand elle sort du bar, la neige est tombée et recouvre déjà bien la ville et ses trottoirs . Elle roulera prudemment. En passant dans Main Street, elle tourne la tête vers la maison d’Emily. Marchant dans l’allée qui rejoint les deux maisons – les Evergreens et les Homestead – elle remarque une haute silhouette qui avance à longues enjambées et que précède un chien sombre comme une ombre. Elle reconnaît Carlo et l’homme du cimetière.
Serait-ce le gardien de la maison musée ? se demande-t-elle.

Ce n’est pas le moment de se poser des questions, elle a quatre-vingt miles à faire avant d’arriver chez elle et les conditions météo ne sont pas bonnes !

Une fois chez elle, malgré l’heure tardive et sa fatigue, Mary recherche sur le Net des informations sur la vie d’Emily dont elle ne connaissait, jusqu’à ce jour, que la poésie.
Elle découvre que la poétesse a eu un chien, prénommé Carlo, qu’il fut son compagnon durant dix-sept ans. Son père le lui avait offert afin de la sortir de sa tendance précoce à l’isolement. Un tel colosse avait besoin de s’ébattre à l’extérieur, Emily l’accompagnait lors de ses sorties dans le parc et le jardin de la propriété familiale. Carlo devint essentiel dans son existence. Après la mort de l’animal elle ne voulut plus jamais avoir un autre chien. Etrange que le chien rencontré à Amherst soit de la même race, de la même couleur et porte le même nom que le compagnon d’Emily. Décidément, ce gardien – si gardien il y a – pousse le bouchon un peu loin !

Mary n’est pas au bout de ses surprises, en ouvrant plusieurs fenêtres au cours de ses recherches, elle voit apparaître un visage qui ne lui est pas étranger : c’est l’homme qu’elle a vu au cimetière, l’homme qui tenait Carlo en laisse, le dernier amour passionné d’Emily.
La poétesse a creusé durant toute une vie de résignation, d’effacement, un sillon où ont germé ses mots graines, ses mots irradiés par la chaleur d’une âme enflammée. Par la force d’une poésie blanche et légère comme neige elle a établi sa demeure, à perpétuité, dans un monde où rien ne tient, où tout lui échappe, où le sol se dérobe sous ses pieds. Mary se serait-elle glissée dans cette brèche mystique ouverte par Emily, partageant avec elle la même âme, et portée comme par une lame de fond, elle a pu voir, de l’autre côté du miroir, les figures de l’invisible qui fascinaient la poétesse ?

Le sommeil ne viendra pas ce soir pour Mary, un feu dévorant l’habite qui ne peut se traduire que par l’écriture. Elle se souvient du porte plume mystérieusement glissé dans son sac. Elle ne veut pas savoir d’où il vient, mais puisqu’il est là, elle va s’en servir, pas plus tard que maintenant ! Elle sort une encre bleue de son coffret de calligraphie, y trempe sa plume et écrit jusqu’à ce que sa tête s’écroule sur ses bras croisés sur son bureau.

Emily,

Je viens de passer une étrange journée à Amherst, cette jolie ville où tu as vécu. Les collines sont toujours là, et la rivière aussi qui bruisse doucement. J’ai même pu voir les premiers flocons recouvrir toits et routes. Novembre est bien là, la neige va s’installer et ta maison pourra entrer dans l’hiver, une saison qui lui convient, car les visiteurs deviennent rares. C’est le moment où elle peut se replier sur ses souvenirs.
Je dois te dire que j’ai eu le sentiment de vivre un rêve en venant chez toi. J’étais pourtant bien éveillée. Un effet de la magie de tes mots, sans doute, plus réels que la réalité et qui me font partager ta vision de l’Univers ! À moins que ma vue ne me joue des tours ? Tu as eu des problèmes de vue, toi aussi ; à force de voir avec clarté l’invisible, les choses de ce monde te sont devenues floues. Tant l’obscurité sur Terre les voile, à moins que l’éclairage qu’on leur donne ne soit trop violent ou trompeur.
Je te remercie pour l’envolée de colombes que représentent tes vers. Chaque lecture me fait décoller davantage, mais je tiens à rester ancrée dans ce monde où l’amour, bien qu’il soit fragile, n’attend qu’un signe de nous pour renaître de ses cendres, ne souhaite que nos gestes tendres pour enflammer autant les corps que les âmes.
Ce soir, j’ai vu Carlo accompagné de Lord se diriger vers ta maison. Alors j’ai imaginé vos retrouvailles. Si je peux me le permettre, sans vouloir vous faire offense et sans troubler votre immatérialité, je vous propose, comme un échange de bon procédé – puisque de mon côté la matérialité aujourd’hui fut sérieusement ébranlée – de partager mon rêve.
« Lord arrive dans le vestibule, il prend une lampe pour éclairer ses pas, il se dirige vers le petit salon et puis vers l’escalier qui monte à l’étage, vers ta chambre où tu regardes encore par la fenêtre car tu n’as pas vu de pas sur la neige. Carlo le précède, sa joie de retrouver sa maîtresse le guide dans l’obscurité de cette maison qu’il connaît. Il pousse la porte sans ménagement, tu te retournes, et les grosses pattes de l’animal se posent sur tes épaules.
Tu vois, ton compagnon ne t’a pas oubliée !
Quelqu’un se tient dans l’embrasure de la porte. Ton cœur bondit dans ta poitrine, tu l’entends, il palpite, tu trembles ! Dans sa redingote noire, toujours aussi imposant c’est ton Lord qui te regarde rougir comme une jeune fille – car tu rougis, tu reprends couleurs, tu reprends vie… et Otis Philips, que sa promenade sous la neige a transi, se réchauffe de ton émoi. Le chien, sur qui il semble avoir autorité, se couche sur le tapis. Lord s’approche de toi. Les mots deviennent inutiles. Il ceinture ta taille de ses mains puissantes. Tu sens ses lèvres parcourir les veines d e ton cou. Tu prends son cher visage entre tes mains. Tu caresses ses cheveux et tes doigts s’aventurent bientôt sur son torse. Tu ne veux plus te refuser au plaisir qui unit. Le lit n’attend que l’amour qui vous presse. En délaçant tes bottines il délie le bouquet de toutes vos émotions contenues et c’est la chair de ton âme qu’il fait frémir pour qu’elle vive charnellement dans l’éternité. L’immortalité n’est plus un fléau. »

Pour toi, Emily.

Ton amie du XXIème siècle.

Mary

8 réflexions sur « Ils l’appelaient « le mythe » »

  1. Bonjour Carmen,

    Je viens de dévorer ta nouvelle et je me suis régalée. Comme c’est poétique, charmant, dès le départ je me suis doutée qu’ Emily n’ était plus de ce bas mode..Pour le chien je ne savais pas mais l’homme j’étais certaine que c’ était son Lord.
    Je suis allée sur le site qui prends les nouvelles et je me suis posée cette question l’as-tu présentée, si oui pourquoi n’y est-elle pas? Si non je ne comprends pas, à moins qu’il ne te l’ai pas prise et alors là je ne comprendrais pas. Car si elle y est je vote de suite pour toi.

    Je me demande si lorsque je t’ai fait ton blog je t’ai mis le texte en justifié pour qu’il soit bien aligné, à moins que tu ne saches pas que tu l’as, tu me le diras.

    Belle fin de soirée et merci encore c’est franchement fort agréable à te lire.

    Je t’embrasse

    EvaJoe

  2. J’ai présenté la nouvelle hier, EvaJoe. Il faut attendre qu’elle soit validée avant qu’elle soit lisible sur le site. Je n’ai découvert ce concours qu’il y a quatre ou cinq jours, c’est pourquoi je l’ai présentée si tardivement. J’ai donc peu de chances pour le concours, mais au moins la phrase qu’il fallait introduire « Il pourrait bien neiger » m’a tout de suite donné l’idée d’écrire cette nouvelle. C’est donc positif. Si cela pouvait me permettre de revenir à l’écriture de nouvelles (je suis paresseuse dans ce domaine) ce serait formidable ! Je t’avertirai quand la nouvelle sera mise sur le site et tu pourras inviter tes amis à venir la lire (ça compensera, un peu, la publication tardive). Je regarderai pour la publication en « justifié », c’est vrai que c’est plus net ! Merci de m’avoir lue, EvaJoe.

  3. Bonjour Carmen ! Voici une nouvelle qui te ressemble, pleine de nostalgie et de profondeur… et qui s’accorde à merveille avec l’automne et avec la neige… cette femme de lettres anglaise du XIXe siècle est en effet très inspirante et ton héroïne se fond merveilleusement en elle.
    Puisque tu penses la publier, j’ai noté deux erreurs à corriger (je suis spécialiste pour cela !) : une petite faute d’inattention vers le début :
    « Etait-il possible que personne ne VOIE le défunt » (tu as écrit « voit »)
    Et l’oubli d’un ou deux mots vers la fin :
    « Il faut qu’elle se réchauffe dans sa voiture et pourquoi pas qu’elle aille ensuite un bar… » il manque « jusqu’à », ou qqchose comme ça ?
    Bises, bon dimanche !

  4. C’est le problème quand il faut publier vite… le texte est parti comme ça !
    Je rectifie ici, néanmoins.
    Merci Aloysia.
    Avec la contrainte d’écrire « Il pourrait bien neiger », j’ai tout de suite pensé à Emily, en ce mois de novembre, regardant par la fenêtre…. bien que me demandant si j’allais parvenir à dépasser les 20 000 caractères !
    Je donne la nouvelle à lire car vraiment il faut que les avis me stimulent (je suis trop paresseuse pour me mettre à la prose, avec assiduité).

  5. Bonjour Carmen; j’ai attendu un peu avant de rendre visite à ton écriture. Je ne suis pas déçu et je te trouve parfaitement incarnée dans Emily tant ton effort est grand pour nous faire croire que tu serais Mary. J’ai lu avec beaucoup d’attention et d’intérêt ton texte ou j’ai retrouvé , comme si c’étaient des touches de couleurs, ton style bien à toi de poétesse. Mais dans l’écriture d’une nouvelle tu as dû t’en écarter, mêlant un style plus romanesque où je te retrouve moins. Tu as osé de belles images, de belles pensées, de belles idées. Mais tu as fais d’Emily soeur Anne, alors que je l’aurais souhaité bagarreuse, rageuse, déterminée….comme toi quoi! Mais rassures-toi si son coeur n’était pas pris j’aurai pu tomber amoureux d’un mythe

    • Merci d’avoir pris le temps de lire cette nouvelle, Joël. Je ne suis pas Emily, et je me suis contentée d’un dialogue avec une poétesse qui pour écrire a eu besoin de vivre recluse, de sacrifier sa vie de femme. Beaucoup de femmes artistes ont eu – et ont encore aujourd’hui – à payer un lourd tribut pour avoir osé s’exprimer, ou peindre, ou sculpter (aujourd’hui encore une femme poète m’a parlé de ce prix). Il y a donc ici ma poésie, mêlée à celle d’Emily (un peu comme les femmes amies – ou des soeurs – peuvent échanger). Je ne me permets pas de changer sa vie, ni de juger ses raisons, je prête ma plume à sa voix… je me permets juste de matérialiser l’amour qu’elle n’a pas connu. Ceci dit, il est vrai que je suis déterminée, mais je n’ai pas vécu à l’époque victorienne… il y avait tant de préjugés à lever, et il y en a encore tant qui ne permettent pas à chacun de donner à sa vie l’envergure qu’il est en droit d’attendre (ou de conquérir) du destin.

  6. Ma voici bouleversé par la lecture de cette nouvelle… car je suis de ces vivants qui pensent que l’esprit humain est issu (ou fait partie?) de l’omniprésence éternelle créatrice de l’Univers, mais qu’il à un besoin vital d’enveloppe charnelle pour « garder les pieds sur terre »… Ne serait-ce que pour remplir son rôle par le truchement de plusieurs karmas. De même que l’être « vaporeux » autrement nommé « Dame-Blanche » (toujours selon ma pensée et mon peu d’expérience sensible) ne saurait exister sans la projection mentale d’un être vivant. Faute de quoi il n’est guère mieux qu’égrégore qui se perçoit plus qu’il ne se voit sous l’apparence d’orbes…

    Bien sincèrement conquis.

    • Une nouvelle écrite il y a un an, et depuis, je n’ai pas écrit d’autre nouvelle. Je l’avais écrite pour un concours, mais seulement parce que la phrase qu’il fallait incorporer : « Il pourrait bien neiger, demain. » m’avait aussitôt suggéré l’image d’Emily Dickinson, regardant le parc par la fenêtre de sa chambre. Je n’ai pas été sélectionnée, il faut dire que les lecteurs du site devaient voter et j’ai envoyé mon texte un jour avant la fin du concours, alors que les autres textes avaient reçu des voix depuis plus d’un mois.
      J’aime beaucoup cette nouvelle qui est un hommage à cette poétesse dont j’aime la poésie et la spiritualité. Depuis, on m’a demandé une nouvelle pour une revue, j’ai donc envoyé celle-ci mais l’éditeur m’a dit ne pas avoir accroché, il n’a pas été convaincu par cette histoire… alors je la laisse dormir ! Etrangement, j’ai lu toutes les nouvelles publiées dans la revue, aucune ne m’a convaincue, moi non plus. Il faut croire que j’ai un style qui ne colle pas avec ce que les éditeurs proposent ni avec ce que les auteurs écrivent ! Alors je te remercie, Robert, de t’être penché sur ces mots que j’ai écrits avec beaucoup de passion et cette farouche volonté de faire revivre, le temps d’une nouvelle, cette grande poétesse que j’admire.

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