Quelques semaines s’écoulèrent, et le bruit se propagea dans le royaume que le roi souffrait d’un mal étrange qui affectait ses yeux. Il faut dire qu’à chaque fois qu’il passait devant la mansarde où vivait maintenant sa fille, il feignait de ne rien voir. Quand il croisait son enfant dans les allées du parc ses yeux se brouillaient de larmes… et ces rencontres étaient inévitables, tant et si bien que le voile de tristesse devint de plus en plus opaque, il avait l’impression de s’enfoncer, au fil des jours, dans un tunnel à l’obscurité croissante. Il consulta les plus célèbres médecins, mais aucun d’eux ne put diagnostiquer le mal, ils lui prescrivirent des remèdes qui n’améliorèrent pas sa vision. Arriva un curieux personnage que les médecins prirent pour un charlatan ; il affirma que le Roi n’était pas vraiment malade. Certes, il ne voyait plus mais sa cécité n’était qu’une réaction due à sa sensibilité et elle répondait à son désir profond de ne plus voir certaines choses. Seul un aliment produit par un animal innocent, vivant dans un coin de nature préservé pourrait lui rendre son aptitude à voir la réalité, le libérant ainsi du trouble qui perturbait son jugement. À sa connaissance seul le lait de gazelle avait ce pouvoir.
— Que les plus vaillants chevaliers aillent me chercher ce lait, dit l’infortuné roi qui ne savait plus à quel saint se vouer.
En entendant les rumeurs qui annonçaient le départ imminent d’une délégation de chevaliers, la princesse alla trouver son père.
— Permettez, Père que mon époux aille vous chercher ce lait !
— Comment ton misérable mari, choisi sans mon consentement, pourrait-il prétendre venir à bout d’une telle tâche. Les jeunes gens bien nés m’ont prouvé leur fidélité à maintes reprises, ils me rapporteront le remède. Ton époux est un usurpateur ! Jamais je ne le chargerai d’une telle mission de confiance ! dit le Roi en détournant le visage pour ne pas risquer de croiser le regard de la Princesse.
— Père, je vous en prie, permettez à mon époux de prendre un cheval. Il est plein de ressources et d’imagination. Je crois en lui plus qu’en tout autre, et je souhaite votre guérison… Ignorez-moi aussi longtemps que vous le voulez, mais par pitié donnez-vous cette chance supplémentaire, Père !
— Soit, consentit le Roi, tu ne saurais me mentir, mais ne reste pas au château, ta place n’est plus ici, retourne dans ta mansarde.
On octroya à Jovan le plus mauvais cheval, de sorte qu’il dut partir bien avant les autres cavaliers. Il laissa sa monture trotter sur un petit rythme fatigué jusqu’au champ des batraciens, qui n’était autre qu’un grand marécage. Il longea les berges boueuses, mais l’animal glissa et finalement s’embourba dans l’eau malsaine…. il y entraîna son cavalier. Jovan s’évertua à tirer l’animal hors de l’eau, en vain. Quand les autres chevaliers arrivèrent sur les lieux, ils le découvrirent enlisé jusqu‘aux genoux, soufflant et tirant essayant de toutes ses forces de dégager sa rossinante du pétrin dans lequel elle l’avait précipité. Ils eurent envie de rires, mais ils étaient nobles, ils restèrent donc polis.
— Comment ? Toi aussi tu veux tenter ta chance et aider le roi. Bon courage l’ami !
Leur politesse n’était que de façade, s’ils avaient eu un tant soit peu de compassion ils auraient aidé Jovan à hisser son cheval sur la terre ferme.
— Pauvre bougre, pensaient-ils en leur for intérieur, te voilà dans un beau pétrin ! Quelle aubaine pour nous, un rival de moins ! Et tant que tu y es, tu n’as qu’à y rester, la petite princesse est bien trop belle pour toi !
Dès que les cavaliers eurent dépassé la ligne d’horizon, Jovan sortit du marais, il tira de sa poche un poil de son cheval ailé, le brûla et son blanc coursier apparut aussitôt. À deux, ils parvinrent à sortir le canasson du bourbier, puis le jeune homme l’attacha à un arbre.
Jovan ôta ses guenilles en toute hâte, il en fit un baluchon qu’il déposa auprès du vieux cheval, puis il sauta sur le dos de son fantastique destrier.
Quelques coups d’ailes et il se retrouva au Pays rouge et bleu des gazelles.
Il avait emporté deux flacons de cristal ; il emplit le premier de lait de gazelle, le second de lait de phacochère.
Sur le chemin du retour il croisa les chevaliers qui ne reconnurent pas en ce jeune homme éblouissant le jardinier du Parc Royal.
— Où allez-vous messieurs ? leur cria-t-il en les apercevant.
— Nous allons chercher du lait de gazelle, c’est la potion qui guérira les yeux de notre roi, répondirent-ils.
— Inutile d’aller plus loin, je peux vous procurer ce breuvage. J’en ai toujours sur moi.
— Quelle chance ! Dis- nous ton prix l’ami, nous te l’achetons.
— Un prix ? Croyez vous que j’aie besoin d’argent ? Comme vous pouvez le constater l’or et l’argent ne me font pas défaut. Je vous donne ce flacon de lait de gazelle gratuitement. En échange de ce service, permettez que je vous marque la cuisse de mon sceau d’or. Ce sera discret et inoffensif. Vous n’entendrez plus jamais parler de moi. Un poinçon d’or vaut mieux que les morsures des scorpions que vous ne manquerez pas de rencontrer sur votre chemin ! Ne craignez rien, je ne suis pas le Diable, dis le jeune homme en accompagnant ses paroles d’un sourire enjôleur.
Les chevaliers hésitèrent, mais la durée du voyage qu’il leur restait à faire et la perspective de dangers qu’ils n’étaient pas habitués à côtoyer leur fit juger insignifiant le fait d’avoir une marque d’or sur la cuisse. D’ailleurs ce tatouage pourrait même devenir signe de charme auprès d’une certaine princesse si l’un d’eux parvenait à l’épouser, avec le consentement du Roi.
— Soit, acquiesça le plus âgé des cavaliers qui avait remarqué que personne dans les parages ne les observait, et il découvrit sa cuisse.
Ainsi fut fait. Jovan marqua chaque chevalier de son sceau, puis il leur remit le flacon de lait de phacochère, gardant pour lui le lait de gazelle.
Les cavaliers firent demi tour. Ils ne remarquèrent pas le cheval ailé quand celui-ci survola leur groupe.
Le jeune homme rejoignit l’haridelle que lui avait attribué le Roi, enfila ses vieux vêtements, et attendit que les cavaliers arrivent à son niveau.
Quand les chevaliers virent le jardinier dans la même fâcheuse posture qu’à l’aller, ils se moquèrent de lui ouvertement, ne ménageant pas leurs sarcasmes. L’infortune rencontre rarement la pitié sur sa route ! Ah, les nobles personnages que voilà !
La joie des tristes Sires fut de courte durée. Tout comme la belle assurance qu’ils affichaient en passant les portes de la ville elle se dissipa quand ils comprirent qu’ils avaient été bernés. En effet, lorsqu’ils versèrent le lait dans les yeux du roi, celui-ci au lieu de ressentir le soulagement attendu, poussa un cri de douleur. Le lait de phacochère lui brûlait horriblement les yeux. Le guérisseur, accouru aux cris, considéra le flacon et décréta que la potion rapportée par les chevaliers ne pouvait en aucun cas être du lait de gazelle.
Ce manquement à leur mission avait tout d’une trahison, et n’allait pas rehausser leur prestige, aux yeux du Roi, fût-il aveugle !
La princesse intervint une nouvelle fois auprès de son père, elle le pria d’accepter de tester le lait que son mari, qui venait d’arriver, lui avait rapporté.
— Que me racontes-tu là ? s’exclama le roi. Mes plus fidèles amis sont allés au bout du monde et n’ont pas trouvé de lait de gazelle, comment veux-tu que ton mari, qui n’a réussi qu’à s’embourber au champ des batraciens, d’après ce qu’on m’a rapporté, puisse être en possession de mon remède ?
Vous pouvez toujours essayer, père, insista la jeune femme. Que risquez-vous ?
— Ah fille entêtée, apporte-moi ce lait ! Je doute qu’il me soigne… nous verrons bien ce qui arrivera.
La princesse sortit de sa poche le précieux flacon, le réchauffa dans ses mains avant de faire couler quelques gouttes dans chacun des yeux souffrants de son père. En dépit de ses doutes le roi recouvrit la vue.
— Ma fille, tu es mon ange gardien, s’écria le Roi, tu m’as rendu la vue ! Je ne saurais supporter plus longtemps de te voir vivre dans une cabane. Retourne dans tes appartements, avec ton mari, mais arrange-toi pour que jamais il ne paraisse devant moi !
Carmen P.
À suivre….