Paul et Fanny
… Cette décision avait affolé sa mère, avec une tendresse anxieuse, toute
maternelle, elle était parvenue à le conduire chez le médecin, et de fil en aiguille, l’apathie causée par les anxiolytiques aidant, il avait été contraint de voir un spécialiste. Ensuite… il
avait découvert à cet état de « malade » quelques avantages. Mais le jour où il vit pour la première fois Fanny, il fut pris de
panique ; toute cette vie confortable dans laquelle il s’était installé s’effondra comme monticule d’ordures, il crut entendre sa conscience ricaner de sa petitesse, et ce rire descendit en
cascade le long de sa colonne vertébrale. Tête vide, frissons, jambes en coton, est-ce cela l’effet coup de foudre ?
Elle était trop bien pour lui. Il n’était pas préparé à une telle rencontre, s’il
avait pensé cela possible, il ne se serait pas laissé gagner par l’apathie, il n’aurait pas sombré dans cet état qu’on appelle ‘ « longue maladie »
Ainsi durant des mois il observa Fanny… Il voulait voir si, en sa présence, son corps allait réagir à chaque fois fébrilement. Il
se demandait si cette jeune-fille allait être capable de l’émerveiller chaque jour… si tel était le cas, cela méritait qu’il revoie son schéma de vie et qu’il ose pour elle, pour eux , se lancer
dans la machine à broyer l’humain qu’était le travail à ses yeux. C’est ainsi qu’ il s’est imprégné de la présence de Fanny, qu’il s’est
« acclimaté » à elle en vivant durant un certain temps dans sa proximité… oh, il ne l’avait jamais dérangée, il avait su se montrer discret
et il espérait avoir éveillé sa sympathie…
Il lui parlerait demain. Il lui proposerait une sortie le dimanche suivant. L’heure était venue de déclarer ses sentiments.
Peut-être n’attendrait-il même pas le lendemain, si la vie le permettait !
Sa première journée de travail touchait à sa fin et c’est un Paul boosté par de bonnes résolutions qui enfourcha son vélo. Il
était trop tard pour faire un arrêt au bar, mais avec un peu de chance et en pédalant vite, il pourrait peut-être saluer Fanny après qu’elle ait abaissé le volet roulant de la porte du Bar du
centre. C’est cela, Il la surprendrait dans la venelle qu’elle emprunte toujours en sortant par l’arrière cour. Ah, voir Fanny sans attendre l’ouverture du lendemain ! Il s’en réjouissait
d’avance.
Il fonça au rythme d’une échappée suicidaire, il se voyait déjà descendant de vélo sans freiner, jetant sa monture au fossé, et
sans perdre le moins du monde l’équilibre, dans un bel envol calculé, se présenter face à sa belle rayonnant d’une journée harmonieuse de création de mandalas. Mais il ralentit à l’approche du bar, Fanny, il la voyait de loin, elle n’était pas seule, elle parlait avec un homme, un homme qu’il ne
connaissait pas, mais dont il aurait pu flairer les intentions à dix kilomètres à la ronde, un homme jeune en bermuda blanc et chaussures bateaux, un touriste quoi, qui ne quittait pas sa Fanny
des yeux en lui parlant et, il ne rêvait pas, il lui posait même la main sur l’épaule. Paul ralentit
suffisamment son allure le temps de saisir au passage l’expression du visage de Fanny ; elle souriait et son teint était rose.
Paul avait bien pressenti l’urgence dans la journée, mais au quart d’heure près et à
cause de sa timidité maladive, un autre lui ravissait sa déclaration.
Le sourire de Fanny destiné à l’autre, c’était le diable qui inscrivait la mort sur les murs de sa vie… aucune peinture, aucun
amour, aucune autre présence ne pourrait en effacer les tags… il se sentait marqué au fer blanc dans sa chair, il serait banni, à vie, du clan des prétendants au bonheur.
Un peu plus loin, il faillit aller tout droit au lieu d’amorcer le virage et il se
fit klaxonner par un véhicule. Fanny l’avait-elle remarqué ?
Il avait encore raté une occasion d’être digne, demain il alimenterait encore les potins scabreux des habitués du
bar.
La tête en vrac, les guibolles en plomb… à peine arrivé chez lui, Paul se jeta sur
son futon La tête sous la couette, ne plus penser… dormir.
— Est-ce que je peux ?
— ….
— Paul, est-ce que je peux rentrer ?
— Qu’on me foute la paix ! grogna Paul en se rétractant encore plus sous la couette.
— Paul… c’est moi Fanny !
— Fanny ! s’exclama Paul, en émergeant d’un bond de son volumineux duvet.
C’était bien Fanny qui se tenait dans l’entrebâillement de la porte de sa chambre et Paul se félicita de ne pas avoir pris le
temps, comme il le faisait habituellement, de se mettre en tenue d’Adam pour dormir.
— Mais Fanny… que fais-tu là ? Comment as-tu eu mon adresse ?
— J’ai fait du stop. Comme tu as failli aller dans le décor, je me suis inquiétée…
Tu ne répondais pas, alors je me suis permis d’entrer, tu avais laissé ta porte entr’ouverte.
— Tu t’es inquiétée pour moi, réellement !?
— Bien sûr. Tu te réjouissais tant à la perspective d’aller travailler, j’ai cru que ta journée s’était mal passée, et je n’ai pas
voulu attendre demain pour avoir des nouvelles. C’est Maurice qui m’a donné ton adresse.
— Maurice !?
— Oui, qu’est-ce que tu crois, c’est un brave sous ses airs goguenards. Il te met en boîte mais il était rudement content,
aujourd’hui, de te voir bouger. Tout comme moi, ajouta-t-elle en rougissant.
Et elle rougissait pour lui, Paul… Ah, Fanny !
Fanny n’avait plus besoin de dire un mot, Paul avait compris… les tags sur ses murs de tristesse s’effacèrent avec ce
sourire et Fanny remarqua enfin, sur le mur derrière le lit, un poster géant représentant la Vénus de Botticelli. Tout était parfait, elle défit sa
chevelure, des violettes tombèrent de ses mèches
Fanny était la fleur au centre du mandala de la vie de Paul. Il l’avait su au moment où il avait placé le delphinium au cœur de sa
plantation cet après-midi.
Cette nuit là, un autre mandala prit forme sur le futon… et le lendemain ce serait
ensemble que Paul et Fanny arriveraient au bar du centre. Paul imaginait déjà les sourires sur les visages des trois
« intrigants ».
Fin