Heureux d’avoir entre les mains le remède à la cécité du roi et ignorant avoir débarrassé la montagne de ses créatures maléfiques, le jeune homme reprit allégrement le chemin du château. Les brebis qui le précédaient n’avançaient guère vite, de sorte que, porté par son élan, il se retrouva plusieurs fois au milieu du troupeau… l’envie lui prit alors de sauter. Si quelqu’un avait observé la scène, à ce moment là, il aurait vu un espèce de pantin dansant et sautant parmi les moutons. Jovan se savait seul dans la montagne, seul et libre de donner libre cours à sa joie sans craindre les regards, toujours prompts à se moquer.
Dès que le troupeau fut à l’abri dans la bergerie le garçon se précipita dans les appartements de son protecteur. Il lui tendit un fruit et lui demanda de le manger sans poser de question. Comme par miracle, au fur et à mesure que le roi savourait les quartiers d’orange, la vue de son œil gauche devenait plus nette.
— Maintenant, dit le garçon, je peux vous donner la deuxième orange et votre œil droit guérira lui aussi, mais, en échange, entendez ma requête, donnez- moi les deux clés qui sont encore accrochées à votre ceinture !
Tout à l’impatience de recouvrer une vision parfaite, le roi n’hésita pas un instant. Lorsqu’il lui tendit les clefs, Jovan crut remarquer que le vieil homme souriait.
Ne dirait-on pas qu’il me lance un clin d’œil malicieux ?
La curiosité du jeune homme allait enfin être satisfaite !
Les portes s’ouvrirent non pas sur des trésors mais sur les salles des fontaines… des fontaines d’eaux vives protégées comme des merveilles par des animaux féériques. Dans la première salle un cheval ailé se reposait auprès d’une source dont l’eau brillait comme de l’or. Le jeune homme s’en approcha, il se pencha, ses cheveux entrèrent en contact avec le flot et ils se couvrirent de reflets d’Or.
Dans la dernière salle, un âne aux ailes déployées semblait prêt à s’envoler à tout moment. Il était le gardien de la fontaine des eaux d’argent. Cette fois encore, le jeune homme se sentit irrésistiblement attiré par l’onde précieuse, il la recueillit dans le creux de ses mains. L’eau était fraîche il s’en aspergea le visage. Deux gouttes perlèrent et dans ses yeux vinrent se noyer. Il cilla sous la sensation d’un picotement. Son regard, tout à coup, s’illumina d’un éclat lunaire qui vint renforcer la détermination naturelle de ses yeux gris-bleu. Ces transformations, Jovan ne les remarqua pas lui-même mais elles ne passèrent pas inaperçues auprès du roi. Elles étaient le signe d’un baptême spécial que le vieil homme avait permis, un don que le jeune homme portait avec beaucoup d’innocence mais qui ne manquerait pas d’attirer la convoitise.
À l’abri des murs du château de la montagne, sous l’attention toute paternelle du roi et celle pleine de prévenance et d’amitié de son valet, la vie s’écoulait sereine et le garçon vécut des jours heureux. Il sut se rendre utile, le travail ne manquait pas. Parfois il prenait sa houlette et partait accompagner le troupeau. Avec les bêtes il s’enivrait de l’air des alpages. Le roi était un grand érudit et il aimait instruire son fils lors des longues soirées au château. Ainsi s’écoula un temps où Jovan accumula des connaissances. Il apprit facilement, car sa mémoire était prodigieuse, et le roi commença à redouter le jour où il n’aurait plus rien à transmettre à son protégé. L’accablement marquerait cette date, mais le roi était sage il savait que la jeunesse ne peut se satisfaire de vivre au rythme d’un vieil ermite. La vie de Jovan devait s’accomplir, il lui dirait avant de prendre garde à son apparence, combien le monde est cruel et sème le trouble dans les esprits… mais cela pourrait bien attendre encore quelques jours !
En effet, plus vite que l’angoisse du roi ne le laissait présager, cette vie privilégiée commença à devenir pesante pour le jeune homme. Il aurait aimé rencontrer d’autres personnes, découvrir la ville, pourquoi pas. L’animation qui y règne doit être passionnante comparée à l’ennui des jours cousus de petits bonheurs comme il le connaissait dans cette montagne, sans jamais l’avoir laissé paraître aux yeux de quiconque !
Un matin dès le lever du soleil, le berger se rendit près de la fontaine d’or où l’attendait le cheval qui était devenu son confident. Quand il lui fit part de son intention de quitter le château le cheval se cabra de joie et lui fit entendre d’ un hennissement.
— J’attendais ce moment depuis ton arrivée au château. J’en ai assez d’être une gargouille de fontaine, de brimer mon élan, de faire comme si j’ignorais avoir des ailes ! Mais je dois te dire que le Roi ne nous laissera pas partir facilement, il enfourchera l’âne et cet animal est plus rapide que moi…
— Que faut-il faire alors pour réussir à nous enfuir ?
— Ignores-tu que dans les contes, des objets magiques nous tirent de toutes les épreuves !
— Des objets magiques ? Je n’en connais pas !
— Eh bien, prenons au hasard, une étrille, une poignée de paille et une cravache… ça fera l’affaire !
Le jeune homme ne se posa pas plus de questions, le cheval semblait s’y connaître en matière de protection magique, il lui laisserait volontiers ce domaine tandis que lui ne se fierait qu’à son intuition. Bien des aventures lui avaient appris à composer avec les caprices du destin ; en cas d’ennui il suffit de ne pas se laisser impressionner, de garder à l’esprit l’image claire de ce qu’on désire et d’aller de l’avant. Il se hâta de réunir les trois objets magiques, le cheval refusant de partir sans ces accessoires, puis il sauta sur le destrier et s’envola.
À suivre…