Les cloches de l’invisible

Pour le thème de février de la communauté « Les passeurs de mots ».

 

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Les cloches de l’invisible

 

 C’était l’été de mes treize ans, je lisais encore « Mademoiselle âge tendre » et j’ignorais « Salut les copains ». Toute à mes activités estivales je ne savais pas que le monde béni de l’enfance allait bientôt, pour moi, perdre son charme. Je ne soupçonnais pas, non plus,  que dans quelques jours, on oublierait de me souhaiter mon anniversaire. L’heure allait sonner où le flux de la vie terrestre emporterait mon innocence et, avec elle, ma confiance et l’amitié.

Cette journée du mois d’août changea à jamais le profil de ma vie, mais personne ne le sut.

Le mois d’août, un bien joli mois consacré aux jeux, à la lecture… Mes parents travaillaient continuellement, ils ne prenaient jamais de vacances, ainsi, pour leur fille, chaque matin était l’annonce d’un merveilleux jour de liberté et de créativité.

J’étais fort occupée car nous allions recevoir la famille d’un de mes oncles. Ma mère s’occupait de la partie intendance et restauration, et moi, je prenais en charge les loisirs. Je m’affairais du matin au soir, préparant  de nombreuses activités pour mes cousins et cousines. Je souhaitais tant que leur séjour soit agréable et qu’ils demandent à leurs parents de revenir l’année suivante ! Parfois, l’idée m’effleurait que peut-être mes efforts allaient être vains, que mes cousins n’allaient pas apprécier les loisirs que j’avais imaginé… alors, pour satisfaire chacun, j’essayais de faire abstraction de mes propres goûts, de penser très fort à la personnalité de chacun, en fonction de mes souvenirs de l’été précédent. Ainsi, je ne risquais pas de me planter, même s’il restait une inconnue : en un an, chacun de nous avait pu  changer ! Je chassais vite mes doutes ;  si tous étaient  prêts à  y mettre de la bonne volonté, et moi en premier, pourquoi  penser à un quelconque désagrément et croire que mes propositions de jeux ou de sorties ne motiveraient personne. Les livres, classés par genre, attendaient de piquer la curiosité des lecteurs. Les activités manuelles et les jeux étaient préparés.  Le texte d’une pièce de théâtre était écrit – ne manquaient que les acteurs. Les pochettes de timbres attendaient d’être ventilées équitablement entre collectionneurs et amateurs de belles images…

C’est donc de pied ferme et le sourire au cœur que j’accueillis mes cousins.

Bérengère, l’aînée, me regarda d’un air supérieur, mais elle finit  par s’intéresser aux activités, Pierre, le plus jeune, resta, un premier temps, dans les jupes de sa mère, mais sa timidité ne dura pas, je parvins à l’intégrer à nos jeux. Marie Paule, qui avait le même âge que moi, et était devenue une jolie jeune fille, se montra aussi affable que les années précédentes.

Les cousins piquaient toujours  leur tente dans le pré face à la maison familiale.

Un après-midi, je proposai une promenade en forêt. Seule Marie-Paule accepta… Cela me réjouit, ainsi nous allions pouvoir marcher tranquillement tout en nous confiant nos secrets de l’année écoulée.

Le souffle des espoirs des collégiennes se mêla au chant des oiseaux et au silence des arbres. Jamais la forêt ne trahit les béguins dont elle entendit les noms chuchotés dans ses sentiers. Par moments, nous interrompions nos confidences, et nous nous  poursuivions en riant, puis nous nous  assîmes au pied d’un chêne, le temps de tisser deux couronnes de feuilles et de fleurs. Nous étions heureuses, à l’évidence cette année de maturité supplémentaire n’avait pas détruit nos liens d’amitié… les quelques jours de vacances à vivre ensemble promettaient d’être agréables.

Les couronnes sur nos têtes, nous reprîmes tranquillement le chemin du retour. C’était l’heure du goûter et notre promenade nous avait ouvert l’appétit.

— Attends, dis-je à ma cousine alors que nous longions le mur du cimetière, veux-tu que nous entrions ?

La proposition pouvait paraître insolite, je m’attendais à un refus de sa part. Je l’aurais bien compris, mais Marie-Paule n’était pas de nature contrariante, elle accepta. 

Je devinais, malgré tout,  ses réticences, alors je pris ma cousine par la main. C’est ainsi que nous poussâmes le portail et que, lentement, dans les allées du cimetière, se poursuivit notre curieuse exploration.

Nous nous arrêtions devant les tombes, lisant les dates inscrites sur le marbre, chaque dalle révélait une page de l’histoire de mon village… J’avais beaucoup d’imagination et je me tentais de ressentir ce qu’avait pu être la vie des personnes qui reposaient en terre. Devant chaque tombe visitée, nous déposions une feuille ou une fleur que nous  détachions de nos couronnes. Les gestes étaient calmes, les pensées pures, nous étions  présentes  aux gestes d’offrande et respectueuses du souvenir des morts.

Marie-Paule semblait maintenant rassurée. Tout était si calme en ce lieu. On ressentait le frémissement de l’air. On entendait le bourdonnement des insectes. Pas un homme.  Pas un chat. Au loin, le village. Ici, deux jeunes filles recueillies parmi les tombes.

Avant de quitter ce lieu, je proposai à ma cousine de faire une dernière pause devant le calvaire situé au centre du cimetière. Juste le temps d’une prière silencieuse… Je tenais à prier pour les personnes dont les tombes n’avaient pas arrêté mes pas. Toutes méritaient mon attention car ces personnes avaient vécu, elles avaient aimé, elles avaient foulé le même sol que celui où je me tenais à mon tour. Mes intentions,  je les concentrai dans une courte pensée. Marie-Paule  semblait aussi recueillie que moi.  Un sentiment profond d’amour et de calme était perceptible.

C’est cela Prier.

Je  fis le  signe de la croix, signe que ma cousine  répéta. Signe que nous allions partir.

C’est alors que nous prîmes conscience que quelque chose d’anormal se produisait. Il n’y avait plus de parfum. L’air était devenu statique. Les insectes ne scintillaient plus dans la lumière de l’après midi. Tout semblait étrange alors que nous nous trouvions à la même place quelques secondes auparavant. C’était le même lieu, il n’y avait que Marie-Paule et moi devant le grand calvaire mais, ce silence…  Ah ce silence, à couper le cerveau ! Tous nos sens aux aguets, nous tendîmes l’oreille…  Si, un son, il y avait un son, à peine audible, qui se laissait entendre… un son très léger de clochettes qui semblait venir de loin et progressivement se rapprochait. Ce bruit se multipliait, il  s’intensifiait. Il  prenait son temps pour gagner en volume. Lenteur et célérité se conjuguaient dans cette manifestation sonore qui atteignit un volume étonnant — ce volume, néanmoins,  n’agressait pas les tympans !

Autour de nous,  des cloches sonnaient à toute volée. Nous étions entourées d’une nuée de  cloches invisibles qui sonnaient de façon vertigineuse !

Nous étions au centre du tourbillon.

Marie-Paule s’était agrippée à mon bras et me serrait très fort. Nous étions comme soudées l’une à l’autre par la même stupeur…  Les cloches poursuivaient leur étrange manifestation… Marie-Paule eût un sursaut et me secoua, mais je ne bougeai pas. J’étais comme tétanisée par un phénomène dont je désirais connaître la cause.

Ma cousine me prit la main et me tira violemment : « Viens ! » dit-elle, mais je ne bougeai pas.

Viens ! répéta-t-elle en hurlant.

Son cri me sortit de l’état d’enchantement dans lequel je me trouvais et je repris contact avec la réalité. La panique s’empara de moi. La voix avait suffi pour rompre le charme et pour que la peur de Marie-Paule se communique. C’est la mort aux trousses et toujours main dans la main que nous laissâmes  le cimetière et ses cloches derrière nous. Nous  n’avions  jamais couru aussi vite !

 

À peine arrivées sur le terrain où campaient ses parents, Marie-Paule, toute excitée, raconta ce que nous venions de vivre. Personne n’y prêta attention. On nous demanda de nous taire ; les adultes avaient autre chose à faire que d’entendre des histoire sorties de l’imagination de deux adolescentes !

Quant à moi, je  ne dis rien. À quoi bon !

Si cette histoire ne fut tout d’abord pas écoutée, elle eut néanmoins pour conséquence d’écourter les vacances de mes cousins. Ma tante  ne supportait  pas de voir combien l’imagination de sa fille  se décuplait en ma présence.

Contrairement à moi, Marie-Paule parvint à se faire entendre par sa famille. Tous avaient compris qu’il s’était passé quelque chose de suffisamment grave pour qu’on sépare, à jamais, les deux cousines.

 

Carmen P. (Erin)

Ils sont partis vivre ailleurs

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Ils sont partis vivre ailleurs

 

Nous sommes tous gens de voyage sur cette terre.  Nous nous croisons, nous décroisons… créons, recréons un foyer, un lieu chaleureux où l’on aime se retrouver, pour se séparer, encore…

La liberté tisse son ouvrage sur notre planète, et entre ses mailles lâches, dans certains lieux, nous resserrons l’étreinte, réaffirmons la tendresse.

Les parents, les amis plus fragiles, qui ne comptent plus les décennies,  redoutent la séparation définitive. La conscience humaine perçoit la distance comme sœur de souffrance et la vie devient lit de douleur. Elle ne peut dilater l’espace à d’autres dimensions.

Même si le cœur affirme que les liens ne peuvent être rompus, le charme de l’amour se dissout dans l’espace — un air vicié privé de confiance.

 

 

cousin de par ici

ami que tiraille

l’ailleurs — pas plus présent

maintenant que demain

plaie ouverte sur le corps

invisible de l’âme

en catimini entame-

-sève et coule à perte

de vie — les calices

vides alignés glissent

sur le plan incliné

d’un cœur époux-bancal

 

Erin (Carmen P.)