L’oeil de l’ange (suite)
Pour peu qu’un visiteur se montrait intéressé par son travail, Estelle expliquait, avec les mots qui semblaient adaptés à la sensibilité de son
interlocuteur, sa technique et sa vision poétique des choses… Ce jour là, elle parla davantage qu’elle n’avança son tableau.
En fin d’après-midi, Michel, son mari, vint la rejoindre. Il lui montra les photos qu’il avait prises de la mer depuis les prés et les champs
du littoral. Les portails, sur ses prises de vues, devenaient balcons ouverts sur l’océan. Il sortit aussi son carnet où il avait noté les plantes croisées sur son chemin. Il avait scotché un
brin de thym et, à côté, on pouvait lire cet haïku :
le thym sauvage
un dimanche de septembre
seul un brin d’amour
Estelle sourit, elle savait combien son mari aimait partager ses randonnées en sa compagnie et ce haïku elle percevait toute la tendresse qu’il
contenait…
Michel jeta un regard sur sa peinture. Elle avait osé représenter l’ange qui les
avait tant intrigués lors de leur visite.
— Ah, je vois que tu n’as pas oublié les attributs de l’ange. Ils sont, à mon avis, la seule
et unique raison de la présence de cette statuette dans le salon du poète. Cela devait l’amuser de
penser que le sculpteur ne pouvait se détacher d’une vision charnelle. Il ne le voyait pas comme un ange céleste mais bien comme le fruit de la
créativité humaine.
— Et s’il avait été pour lui un avatar, un simple avatar d’Eros, le protecteur du couple Prévert en quelque sorte ? suggéra
Estelle.
— C’est beaucoup trop superstitieux comme vision des choses. Je ne vois pas Prévert attendant une quelconque protection divine. Le miracle, il
le vivait au quotidien aux côtés de celle qu’il aimait.
— Tout en peignant j’ai imaginé plusieurs scénarios, continua Estelle Cet ange a pu été volé dans
une chapelle ? Mais j’avoue que je n’aime pas cette hypothèse. Que dirais-tu de ce film : « Le couple Prévert flâne un jour de marché.
Il s’arrête devant un étal où, parmi toutes sortes d’ objets hétéroclites, un ange semble leur faire un clin d’œil…»
— Attends, laisse moi poursuivre, l’interrompit Michel. « Le prix du Putti est excessif, et madame Prévert — Janine — tente de dissuader son mari, mais Jacques est résolu et quand une idée
surgit dans son esprit, il ne la renie jamais. Alors, il paie la somme demandée et glisse même dans la main de la petite fille du ferrailleur un billet supplémentaire. Cette acquisition le
réjouit ! »
Estelle regarda son mari avec affection il lui plaisait de le suivre lorsque son imagination lui donnait à voir les choses et les êtres
sous un angle inhabituel, il lui plaisait de l’attendre lorsque subitement il s’arrêtait pour noter une
idée — sous forme d’un court poème ou d’un haïku — avant qu’elle ne s’enfuie. L’inspiration n’est-elle pas comme l’ange ? Avec les années et la
passion croissante de son mari pour l’écriture, elle vivait elle aussi avec un ange dans sa maison, elle le réalisait aujourd’hui. Tout comme Janine auprès de Jacques, sa vie auprès de Michel était avec la poésie une succession de pirouettes, de voltiges qui pulvérisaient le sérieux de
l’existence. Les poètes comme les anges planent, ils volent au-dessus des êtres et des choses.
L’homme a des ailes que la vie atrophie, la poésie allège le poids de la condition humaine. L’objet le plus banal devient trésor et l’esprit
s’aventure sur d’autres pistes. La poésie est le soupçon de légèreté qui transforme le regard, modifie les relations, fait naître la confiance chez l’autre. Combien précieux est ce lyrisme qu’il
insuffle dans le quotidien !
Janine avait dû constater, une fois de plus, le grand cœur de son époux et devant son sourire —
au moment où il avait troqué un billet contre un ange — ses réticences s’étaient
volatilisées …… Le couple aurait pu passer son chemin, mais l’ange avait attiré leurs regards, il avait provoqué la relation entre Prévert et la jeune sauvageonne. Liberté d’un
instant, riche de regards échangés et l’objet joufflu à la mine joyeuse demeura durant des années dans le salon des Prévert comme un symbole de légèreté, le signe d’une joie simple
retrouvée.
La vie est une cerise
La mort est un noyau
L’amour est un cerisier*
… et l’ange est ce rien, comme l’idée d’un sourire sur un viage « soleil de chiffon noir ». *
Estelle haussa les épaules pour sortir de sa rêverie.
— Allons, dit-elle, je pourrais encore peindre, mais ça suffit pour aujourd’hui, que dirais-tu d’une promenade dans le jardin de St Germain des Vaux ?
Ils partirent, espérant, malgré la pluie et l’heure tardive, flâner en amoureux dans le jardin que Janine avait paysagé avec ses amis artistes.
Un hommage à Jacques, son poète.
à suivre…