L’oeil de l’ange (suite)

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L’oeil de l’ange (suite)

 

 

 

Pour peu qu’un visiteur se montrait intéressé par son travail, Estelle expliquait, avec les mots qui semblaient adaptés à la sensibilité de son
interlocuteur, sa technique et sa vision poétique des choses… Ce jour là, elle parla davantage qu’elle n’avança son tableau.

 

En fin d’après-midi, Michel, son mari, vint la rejoindre. Il lui montra les photos qu’il avait prises de la mer depuis les prés et les champs
du littoral. Les portails, sur ses prises de vues, devenaient balcons ouverts sur l’océan. Il sortit aussi son carnet où il avait noté les plantes croisées sur son chemin. Il avait scotché un
brin de thym et, à côté, on pouvait lire cet haïku :

 

le thym sauvage

un dimanche de septembre

seul un brin d’amour

 

Estelle sourit, elle savait combien son mari aimait partager ses randonnées en sa compagnie et ce haïku elle percevait toute la tendresse qu’il
contenait…

Michel jeta un regard sur sa peinture. Elle avait osé représenter l’ange qui les
avait tant intrigués lors de leur visite.

— Ah, je vois que tu n’as pas oublié les attributs de l’ange. Ils sont, à mon avis,  la seule
et  unique raison de la présence  de cette statuette dans le salon du poète. Cela devait l’amuser de
penser que le sculpteur ne pouvait se détacher d’une vision charnelle. Il ne le voyait  pas comme un ange céleste mais bien comme le fruit de la
créativité humaine.

— Et s’il avait été pour lui un avatar, un simple avatar d’Eros, le protecteur du couple Prévert en quelque sorte ? suggéra
Estelle.

— C’est beaucoup trop superstitieux comme vision des choses. Je ne vois pas Prévert attendant une quelconque protection divine. Le miracle, il
le vivait au quotidien aux côtés de celle qu’il aimait.

— Tout en peignant j’ai imaginé plusieurs scénarios, continua Estelle  Cet ange a pu été volé dans
une chapelle ?  Mais j’avoue que je n’aime pas cette hypothèse. Que dirais-tu de ce film : « Le couple Prévert flâne un jour de marché.
Il s’arrête devant un étal où, parmi toutes sortes d’ objets hétéroclites, un ange semble leur faire un clin d’œil…»

— Attends, laisse moi poursuivre, l’interrompit Michel. « Le  prix du Putti est  excessif, et madame Prévert — Janine — tente de dissuader son mari, mais Jacques est  résolu et quand une idée
surgit dans son esprit, il ne la renie jamais. Alors, il paie la somme demandée et glisse même dans la main de la petite fille du ferrailleur un billet supplémentaire. Cette acquisition le
réjouit ! »

 

Estelle regarda son mari avec affection  il lui plaisait de le suivre lorsque son imagination lui donnait à voir les choses et les êtres
sous un angle inhabituel, il lui plaisait de l’attendre lorsque subitement il  s’arrêtait  pour noter une
idée — sous forme d’un court poème ou d’un haïku — avant qu’elle ne s’enfuie. L’inspiration n’est-elle pas comme l’ange ?  Avec les années et la
passion croissante de son mari pour l’écriture, elle vivait elle aussi avec un ange dans sa maison, elle le réalisait aujourd’hui. Tout comme Janine auprès de Jacques, sa vie  auprès de Michel était avec la poésie une succession de pirouettes, de voltiges qui pulvérisaient le sérieux de 
l’existence. Les poètes comme les anges planent, ils volent au-dessus des êtres et des choses.

L’homme a des ailes que la vie atrophie, la poésie allège le poids de la condition humaine. L’objet le plus banal devient trésor et l’esprit
s’aventure sur d’autres pistes. La poésie est le soupçon de légèreté qui transforme le regard, modifie les relations, fait naître la confiance chez l’autre. Combien précieux est ce lyrisme qu’il
insuffle dans le quotidien !

Janine avait  dû constater, une fois de plus, le grand cœur de son époux et devant son sourire —
au moment où  il  avait troqué un billet contre un ange — ses réticences s’étaient
volatilisées  …… Le couple aurait pu passer son chemin, mais l’ange avait attiré leurs regards, il avait provoqué  la relation  entre Prévert et la jeune sauvageonne. Liberté d’un
instant, riche de regards échangés et l’objet joufflu à la mine joyeuse demeura durant des années dans le salon des Prévert comme un symbole de légèreté, le signe d’une joie simple
retrouvée.

                                                      

                                                        
La vie est une cerise

                                         
               La mort est un noyau

                                                        
L’amour est un cerisier*

 

… et l’ange est ce rien, comme l’idée d’un sourire sur un viage « soleil de chiffon noir ». *

 

Estelle haussa les épaules pour sortir de sa rêverie.

 

— Allons, dit-elle, je pourrais encore peindre, mais ça suffit pour aujourd’hui, que dirais-tu d’une promenade dans le  jardin de St Germain des Vaux ?

Ils partirent, espérant, malgré la pluie et l’heure tardive, flâner en amoureux dans le jardin que Janine avait paysagé avec ses amis artistes.
Un hommage à Jacques, son poète.

 

à suivre…

L’oeil de l’ange

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Voici le début d’une nouvelle que j’ai reprise hier. Le texte, est écrit depuis un an, je l’ai laissé dormir….

Que le travail de relecture est exigeant quand on modifie de longs passages !

Je vous livre le travail d’hier (mais il se peut que je l’améliore encore)

 

 

 

L’œil de l’ange

 

 

La matinée avait été calme pour Estelle et ses amis peintres. Ils avaient élu résidence, le temps d’un week-end, dans le jardin du poète à
Omonville la Petite.

Chacun avait trouvé sa place, celui-ci à l’ombre d’un prunus, celui-là sous un parasol, quelques uns s’étaient offerts le luxe d’un barnum où
desserte et boissons fraîches avoisinaient chevalets et couteaux à peindre. Le soleil, qui s’était montré si timide durant  tout l’été, tentait une
sortie, inespérée, en ce début de mois de septembre. Un accord parfait s’installait entre la  poésie des lieux  et les artistes, fin prêts à recevoir les visiteurs, même s’ils se laissaient désirer…

Avant la pause repas, seuls les organisateurs de cette manifestation étaient venus encourager les peintres du site. Ces bénévoles de la
bibliothèque intercommunale proposaient aux amoureux de la nature et des arts une balade poétique entre Omonville et St Germain des Vaux. Ils avaient prévu tout un parcours jalonné de
démonstrations de peinture in situ  et entrecoupé de moments de lecture des poèmes de Jacques Prévert. Pour l’occasion, la maison-Musée était fermée.
Mus’Art Diz, l’évènement ainsi nommé,  se donnait pour mission  de rendre vivants les  mots du poète et de les fondre dans  l’univers coloré des artistes présents. Jacques, d’après ce qu’on dit, était
sensible à la peinture – son amitié avec Picasso en témoignait

Bastien, le plus jeune des artistes, un blondinet aux allures de gavroche avait planté son chevalet non loin du portail. D’où il était, il
pouvait observer des gallinacés qui déambulaient en liberté  sur la chaussée. Le coq   perché sur la
pente d’un fossé était l’objet de toute son attention, il effaça plusieurs fois à l’aide d’un chiffon imprégné d’essence de térébenthine ses couleurs qu’il ne trouvait pas assez fidèles
au  flamboiement du plumage. Marine, quant à elle, aimait les ambiances florales. Les massifs d’hibiscus, les hortensias, les plantations au pied des
arbres où le jaune des soucis se mêlait au fuchsia des balsamines trouvaient dans ses pastels matière à rivaliser avec la nature. Estelle, on se demandait si elle peignait ou si elle rêvait, car
son regard ne se détournait pas de la fenêtre du premier étage de la maison. Espérait-elle apercevoir Prévert lui adressant un petit signe d’amitié depuis la fenêtre de son salon-atelier ?
Elle peignait pourtant, sans donner l’impression de regarder sa toile, elle savait d’instinct où trouver les couleurs qu’elle avait ordonnées sur sa palette !

 Un couple s’était fait remarquer en arrivant car ils n’admettaient pas que la maison,
habituellement ouverte aux visites, leur soit interdite pour cause de manifestation artistique. « Vous comprenez, dirent–ils, espérant qu’on leur accorde un passe-droit, c’était
le  clou de notre séjour en Normandie, nous nous réservions ce plaisir pour le dernier jour de nos vacances ! » Quand ils regardèrent la
toile d’Estelle et y découvrirent l’ange qu’elle avait peint, leur indignation trouva une nouvelle raison de se manifester. Un ange — oui — qui du salon semblait regarder vers le parc, et le
jardin prenait couleur à partir de ce regard ! « Un ange sexué planant au plafond de la maison de Prévert, s’exclamèrent-ils ! Est-ce de la provocation  à l’égard de la
mémoire du poète qui, comme tout le monde le sait, était un  iconoclaste notoire ? Ce ne pouvait être que pure imagination ! »

 

« Ma perspective vous étonne à ce point ? répondit Estelle avec complaisance. J’ai voulu peindre le décor en faisant passer le point
de vue par le regard de l’ange.

Quand vous visiterez la maison — car vous reviendrez n’est-ce pas ? — vous verrez cet ange en bois polychrome suspendu à  sa poutre, de là, il veille sur la paix studieuse du salon.

Sa présence peut paraître étrange, mais les chemins de la réceptivité passent par l’acceptation de la présence insolite d’un objet, quel qu’il
soit et où qu’il soit.

L’ange dans cette maison détone, il rompt quelque chose, il dérange, quand on sait les prises de positions anticléricales du poète. Voyez-le
comme un clin d’œil malicieux à la vie, aux idées des hommes… comme un paradoxe. Mettez cet ange dans une chapelle ou imaginez-le en figure de proue, il devient banal, mais là ; c’est de
l’Art, du Grand Art !

Ce n’est pas le putto qui est important, mais sa symbolique. Si vous enlevez l’ange, il aura toujours sa place dans l’espace où il était
auparavant, il ne la quittera plus. Vous lui avez accordé le droit d’être, il ne l’oubliera jamais, que ce soit dans la clarté du jour ou dans l’obscurité. Et sur ma toile ce sera pareil. Vous
avez remarqué cet ange, mais je vais le recouvrir de peinture, il sera toujours là, on devinera juste sa présence. C’est lui qui m’a permis de construire le tableau, mais il s’effacera et son
absence deviendra espace de liberté. Une absence, comme un silence dans un environnement bruyant, comme un vide dans la profusion des choses, un vide qui accrochera le regard, provoquera la
question, je l’espère.

Bon, je vais cesser de débloquer à plein au sujet de cet être « ange » !

Avez-vous remarqué combien cette petite route de campagne, devant la maison,  est étonnante ?
Voyez cet âne qui passe sans être accompagné ! » 

Ses interlocuteurs eurent à peine le temps de se retourner que l’âne s’était déjà envolé et qu’on entendit braire un coq.

 

C’est Pré Vert ici, et langue de poète ; rien ne doit surprendre…

Paul et Fanny (fin)

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Paul et Fanny

 

 

… Cette décision avait affolé sa mère, avec une tendresse anxieuse, toute
maternelle, elle était parvenue à le conduire chez le médecin, et de fil en aiguille, l’apathie causée par les anxiolytiques aidant, il avait été contraint de voir un spécialiste. Ensuite… il
avait découvert à cet état de « malade » quelques avantages.  Mais le jour où il vit pour la première fois Fanny, il fut pris de
panique ; toute cette vie confortable dans laquelle il s’était installé s’effondra comme monticule d’ordures, il crut entendre sa conscience ricaner de sa petitesse, et ce rire descendit en
cascade le long de sa colonne vertébrale. Tête vide, frissons, jambes en coton, est-ce cela l’effet coup de foudre ? 

 

Elle était trop bien pour lui. Il n’était pas préparé à une telle rencontre, s’il 
avait pensé cela possible, il ne se serait pas laissé gagner par l’apathie, il n’aurait pas sombré dans cet état qu’on appelle ‘ « longue maladie »

 

Ainsi durant des mois il observa Fanny… Il voulait voir si, en sa présence, son corps allait réagir à chaque fois fébrilement. Il
se demandait si cette jeune-fille allait être capable de l’émerveiller chaque jour… si tel était le cas, cela méritait qu’il revoie son schéma de vie et qu’il ose pour elle, pour eux , se lancer
dans la machine à broyer l’humain qu’était le travail à ses yeux. C’est ainsi qu’ il s’est imprégné de la présence de Fanny, qu’il s’est 
« acclimaté » à elle en vivant durant un certain temps dans sa proximité… oh, il ne l’avait jamais  dérangée, il avait su se montrer discret
et il espérait avoir éveillé sa sympathie…

 

Il lui parlerait demain. Il lui proposerait une sortie le dimanche suivant. L’heure était venue de déclarer ses sentiments.
Peut-être n’attendrait-il même pas le lendemain, si la vie le permettait !

 

 

Sa première journée de travail touchait à sa fin et c’est un Paul boosté par de bonnes résolutions qui enfourcha son vélo. Il
était trop tard pour faire un arrêt au bar, mais avec un peu de chance et en pédalant vite, il pourrait peut-être saluer Fanny après qu’elle ait abaissé le volet roulant de la porte du Bar du
centre. C’est cela, Il la surprendrait dans la venelle qu’elle emprunte toujours en sortant par l’arrière cour. Ah, voir Fanny sans attendre l’ouverture du lendemain ! Il s’en réjouissait
d’avance.

 

Il fonça au rythme d’une échappée suicidaire, il se voyait déjà descendant de vélo sans freiner, jetant sa monture au fossé, et
sans perdre le moins du monde l’équilibre, dans un bel envol calculé, se présenter face à sa belle rayonnant d’une journée harmonieuse de création de mandalas.
Mais il ralentit à l’approche du bar, Fanny, il la voyait de loin, elle n’était pas seule, elle parlait avec un homme, un homme qu’il ne
connaissait pas, mais dont il aurait pu flairer les intentions à dix kilomètres à la ronde, un homme jeune en bermuda blanc et chaussures bateaux, un touriste quoi, qui ne quittait pas sa Fanny
des yeux en lui parlant et, il ne rêvait pas, il  lui posait même  la main sur l’épaule. Paul ralentit
suffisamment son allure le temps de saisir au passage l’expression du visage de Fanny ; elle souriait et son teint était rose.

 

Paul avait bien pressenti l’urgence dans la journée, mais au quart d’heure près  et à
cause de sa timidité maladive, un autre lui ravissait sa déclaration.

 

Le sourire de Fanny destiné à l’autre, c’était le diable qui inscrivait la mort sur les murs de sa vie… aucune peinture, aucun
amour, aucune autre présence ne pourrait en effacer les tags… il se sentait marqué au fer blanc dans sa chair, il serait banni, à vie, du clan des prétendants au bonheur.

Un peu plus loin,  il faillit aller tout droit au lieu d’amorcer le virage et il se
fit klaxonner par un véhicule. Fanny l’avait-elle remarqué ?

Il avait encore raté une occasion d’être digne, demain il alimenterait encore les potins scabreux des habitués du
bar.

La tête en vrac, les guibolles en plomb…  à peine arrivé chez lui, Paul se jeta sur
son futon  La tête sous la couette, ne plus penser… dormir.

 

— Est-ce que je peux ?

— ….

— Paul, est-ce que je peux rentrer ?

— Qu’on me foute la paix ! grogna Paul en se rétractant encore plus sous la couette.

— Paul… c’est moi Fanny !

— Fanny ! s’exclama Paul, en émergeant d’un bond de son volumineux duvet.

C’était bien Fanny qui se tenait dans l’entrebâillement de la porte de sa chambre et Paul se félicita de ne pas avoir pris le
temps, comme il le faisait habituellement, de se mettre en tenue d’Adam pour dormir.

— Mais Fanny… que fais-tu là ? Comment as-tu eu mon adresse ?

— J’ai fait du stop. Comme tu as failli aller dans le décor, je me suis inquiétée…

Tu ne répondais pas, alors je me suis permis d’entrer, tu avais laissé ta porte entr’ouverte.

— Tu t’es inquiétée pour moi, réellement !?

— Bien sûr. Tu te réjouissais tant à la perspective d’aller travailler, j’ai cru que ta journée s’était mal passée, et je n’ai pas
voulu attendre demain pour avoir des nouvelles. C’est Maurice qui m’a donné ton adresse.

— Maurice !?

— Oui, qu’est-ce que tu crois, c’est un brave sous ses airs goguenards. Il te met en boîte mais il était rudement content,
aujourd’hui, de te voir bouger. Tout comme moi, ajouta-t-elle en rougissant.

 

Et elle rougissait pour lui, Paul… Ah, Fanny !

 

Fanny n’avait plus besoin de dire un mot, Paul avait compris… les tags sur ses murs de tristesse s’effacèrent avec ce
sourire  et Fanny remarqua enfin, sur le mur derrière le lit, un poster géant représentant la Vénus de Botticelli. Tout était parfait, elle défit sa
chevelure, des violettes tombèrent de ses mèches

 

Fanny était la fleur au centre du mandala de la vie de Paul. Il l’avait su au moment où il avait placé le delphinium au cœur de sa
plantation cet après-midi.

 

Cette nuit là, un autre mandala prit forme sur le futon… et le lendemain ce serait 
ensemble que Paul et Fanny arriveraient  au bar du centre. Paul imaginait déjà les sourires sur les visages des trois
« intrigants ».

 

Fin

Paul et Fanny 7

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Un mandala pour Fanny 

 

« Ça m’apprendra ! » songea Fanny en débarrassant la table que les touristes venaient de quitter. « On ne
parle pas aux étrangers comme aux gens du village. Je me suis montrée bien familière, et d’après son attitude je ne serais pas étonnée de voir revenir ce jeune homme au bar. C’est sans doute
super pour le patron, mais en ce qui me concerne  ça ne laisse rien augurer de bon ! Que de l’embarras, car je ne vais certainement pas m’embarquer dans une histoire de cœur à la
suite d’un simple échange de regards. Maurice a raison, je dois garder la tête froide ! »

 

Fanny pour se distraire de ses pensées se laissa absorber par la  série qui passait
sur l’écran de la TV. Son cœur était à prendre, mais tous ces signaux qu’il envoyait à son corps défendant perturbaient la jeune fille qui était d’un naturel discret. C’était avant tout pour
elle-même qu’elle prenait soin de son apparence, dans les moindres détails, pour elle, qu’elle vivait l’épanouissement féminin  de sa jeunesse,
qu’elle exhalait la  joie innocente de se sentir bien dans sa peau. Elle était coquette, d’accord, quoi de plus normal. Elle était coquette, point
barre, coquette  mais jamais provocante. Elle ne tenait pas à se justifier, mais elle n’assumait pas franchement sa féminité. Cette beauté qu’elle
avait façonnée patiemment  jusqu’aux ongles de ses doigts de pieds, elle s’ingéniait, paradoxalement,  à
la camoufler ensuite. Cela lui demandait une  attention toute particulière de dissimuler ses charmes sous des vêtements qui masquaient sa silhouette
aussi bien que l’aurait fait une burqa ! Mais tous ces efforts étaient inutiles, plus elle s’effaçait, plus elle attirait les regards. … Elle regarda, pensive, la table restée vide dans un
coin de la salle, celle où Paul avait installé son salon de lecture, un espace de calme, à l’opposé du coin enfumé et  des joueurs de
trut

 

Elle revoyait les expressions de Paul, visiblement perturbé par l’incident de ce matin. Sa sollicitude à son égard  avait troublé Fanny. Elle  avait découvert aujourd’hui un Paul qu’elle ne soupçonnait pas, un Paul transformé par
la perspective de travailler. Le jeune-homme nouveau, l’authentique, comme osait l’espérer Fanny,  avait enfin émergé de sa longue rêverie, et la
timidité qu’il affichait habituellement  avait du jour au lendemain fait place à une tendre prévenance. « Ce doit-être un poète ! »
songea-t-elle en souriant intérieurement. Que lisait-il déjà dernièrement ? Fanny tenta de se souvenir de la couverture du livre qu’il tenait entre les mains. C’était un thriller sans doute
historique car les personnages de la première de couverture étaient en habits du XVIIIème… non le titre lui échappait,  mais elle se souvint du nom de
l’auteur ; Liss…

Elle demandera ce livre au libraire. Quand elle l’aura lu, elle aura un bon sujet de conversation et elle pourra aborder Paul sur
un terrain où ils pourront se comprendre.

 

 

Paul avait eu bien du mal à quitter le bar ce matin  Ses pensées le retenaient,
il avait l’impression d’abandonner la belle face à un danger qu’il ne parvenait  pas à définir.

 

 

Fanny, son trésor qu’il protégeait depuis qu’il l’avait découverte. Une protection discrète alors qu’il  donnait l’impression d’être  absorbé par ses lectures. Une protection ridicule quand, pour se donner une
contenance, il s’était laissé aller à consommer des petits blancs en trop grande quantité !

 

Fanny, non,  il ne la laissait pas derrière lui, il l’emmenait avec lui sur la route.
Elle était même plus exactement toujours devant lui. N’est-ce pas pour elle qu’il avait accepté ce travail, qu’il avait pris la décision de cesser de se  comporter comme un adolescent. Pour elle, il allait tourner une page de sa vie !

 

Il remarqua dans la journée les regards du paysagiste. Visiblement son patron croyait que le jeune homme tentait de l’épater par
une belle démonstration d’énergie et par la qualité de son travail. « Mais non, chef, pensa Paul, ce n’est pas pour tes beaux yeux que je m’active ainsi. J’en connais de bien plus beaux,
aussi verts que des émeraudes ! »

 

« Ah, Fanny, pensa-t-il tout haut, le nez dans ses plantations,  tu ne le sais
pas encore  mais je bâtis notre histoire en combinant  les variétés de plantes ! N’est-ce pas une
belle gamme de couleurs ? »

 

C’est ainsi que tout en raclant, binant, et sans voir le temps passer, il conjura le sort contraire et les apparences trompeuses.
Les parterres qu’il réalisait n’étaient pas simple jardinage, on pouvait admirer après son passage des  mandalas fleuris où il avait tissé  deux  destinées, la sienne à celle de Fanny. Les racines étaient  bien
enfoncées dans la terre pour que s’épanouisse enfin son rêve coloré.

Paul avait laissé en
veilleuse son intérêt pour la vie et ses contraintes, mais ça, c’était avant Fanny, quand il ne savait pas pourquoi, pour qui il vivait. Rien ne justifiait à ses yeux le fait de  trimer pour un patron. Après son bac pro, il avait bien essayé de travailler, mais il n’avait rien en commun avec les autres employés qui ne pensaient que boire
un coup à la pause alors que lui préférait s’isoler pour lire. De plus, son patron se méfiait de ses initiatives, il devait se contenter d’exécuter les ordres, alors que dans l’esprit de Paul
germaient de multiples idées, il n’espérait  que le moment de pouvoir faire preuve de créativité dans ce métier qu’il avait choisi, mais ce
moment  ne venait jamais… il n’avait pas supporté longtemps cette ambiance d’éteignoir et il était parti un jour, de lui-même, sans attendre
l’humiliation d’un licenciement… il était parti, bien décidé à profiter de ses vingt ans. Après tout n’allait-il pas avoir toute une vie pour travailler ?

 

 

 

(à suivre)

Paul et Fanny 6 (les joueurs de Trut)

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Théodore Boulard : Les joueurs de Trut

 

Paul et Fanny 6

 

Il s’agissait de bien commencer sa nouvelle vie, ne l’avait-elle pas
gratifié d’un

«mon ami » ? Il chantait encore à ses oreilles ce
mot, véritable sésame pour l’avenir, chaque coup de pédale était ponctué d’un « mon ami » gaillard, vigoureux, il s’en fallut de peu que le vélo ne décolla ! Pour sûr, rien ne lui
résisterait.

 

Au café, les quatre larrons étaient à nouveau réunis,
commentant l’actualité, enfin les derniers  faits divers, se délectant des  rumeurs, les créant au besoin
pour rompre la monotonie avant de se lancer dans les cinq parties de trut du matin. Elles désignaient l’équipe qui paierait l’apéritif, du très sérieux donc puisque le porte monnaie était lui
aussi impliqué.
À les voir on les
croirait tout droit sortis d’une toile de Théodore Boulard !

Occupés qu’ils étaient à se chamailler, c’est à peine
s’ils remarquèrent un petit groupe de cinq marcheurs, deux couples et un homme, qui s’attablait non loin d’eux. Aux dires d’un joueur, l’un aurait adressé un clin d’œil à un des partenaires, ce
qui n’était pas loyal !

« Tout ça pour ne pas payer un coup, c’est sûr que la
mariée est regardante sur les dépenses mais quand même, c’est pas une raison! ».

 

Intrigués puis amusés par les quatre lascars, les nouveaux
arrivants retenaient leur souffle, dégustant avec gourmandise cette joute oratoire, du grand spectacle.

— Ne vous inquiétez pas, tous les jours c’est au théâtre
ce matin avec eux. C’est la principale occupation de leur vie, étonnant que vous les ayez surpris d’ailleurs, les clients de passage les ignorent, en général. Vous êtes perdus ?
susurra  Fanny en  approchant de leur table, un grand sourire illuminant son visage.

  Non, nous
randonnons, c’est très agréable de se retrouver au milieu de nulle part, cela nous change de la fournaise parisienne. Votre région a un charme fou et avec ces trognes !

— Chocolat chaud et croissant pour moi…

 

Fanny notait soigneusement les commandes tout en éprouvant
une gêne croissante, une paire d’yeux la détaillait de la tête aux pieds, suivait les courbes de son corps, s’immisçait pour ainsi dire jusque dans ses chaussures. C’est à peine si elle osait
lever la tête afin de mieux visualiser cette paire inquisitrice. En retournant vers le bar afin de préparer ce petit déjeuner, elle ne savait quasiment plus marcher normalement. Elle était chez
elle pourtant, c’était son domaine et elle se trouvait plus empruntée que le jour de son arrivée.

 

— Combien je te dois Fanny ?  C’était Maurice qui venait régler les dégâts selon son expression.

— J’ai l’impression ma petite que l’amour t’a repérée.
Vois-tu ces circaètes qui rétrécissent  leurs circonvolutions au dessus de ta tête, il ne te sera pas facile de jouer  l’anguille et de toujours fuir.

— Cessez de racontez n’importe quoi !

— J’ai des yeux, fais le bon choix et surtout sois
heureuse ma petite.

 

Elle ne se souvenait pas  que ce chenapan puisse se montrer discret, sensible. Il connaissait l’émotion ce vieux grigou ? D’où tenait-il cela , qu’avait- il vécu ? On ne le
connaissait que pour ses frasques verbales, une armure, un maquillage contre des douleurs enfouies ? Fanny n’en pouvait plus de toutes ces interrogations ce matin ! Pour la première fois, elle
semblait avoir le ventre en loques, dans sa tête résonnait le presto agitato de la sonate Waldstein, et Horowitz s ‘en donnait à cœur joie ! Quelle était donc cette journée qui programmait du
remue-méninges à tout va ?

Paul et Fanny 5

 

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Paul et Fanny 5

 

 

La porte s’ouvrit peu de temps après devant Paul qui ce jour là, à la surprise de Fanny, était presque aussi matinal que Maurice. Sa silhouette longiligne se détachait sur l’échancrure de lumière
que l’aube dessinait dans le mur face au bar.

 

La jeune fille avait laissé la fenêtre ouverte, de sorte qu’un courant d’air ferma violemment la porte. Paul tenta bien de la retenir, maladroitement, mais il ne fut pas assez rapide et surtout,
il ne put exécuter d’une main un geste rapide alors que de l’autre main, il devait veiller à faire preuve de délicatesse. Simple question de coordination !

 

— Ah v’là-t’y pas le joli cœur qui fait son entrée, en tambours et trompettes siouplaît ! commenta Maurice.

 

— Et ça dérange ce râleur d’anachorète ! répondit Paul qui visiblement ce matin n’avait pas l’intention de se laisser marcher sur les pieds. Il se dirigea directement vers le bar.

 

— Bonjour Fanny. Ce sera un café pour moi, avec un croissant, s’il te plaît ! Et il enchaîna en tendant à la jeune fille un minuscule bouquet de violettes aux tiges enlacées par un minutieux
tressage d’herbes.

 

— C’est pour toi Fanny. Je les ai vues sur le bord ‘d’un talus et je me suis souvenu que tu aimes les fleurs, alors voilà !

 

Cette attention, toute minuscule qu’elle fût, toucha Fanny. Un instant elle imagina le jeune homme sautant prestement de vélo pour cueillir de ses larges mains les tendres violettes. Il s’était
arrêté pour elle… c’était la première fois qu’un client manifestait à son égard un geste si simple, si frais, si mignon !

 

L’image du jeune homme élégant rencontré l’année passée lui revint en mémoire. Sa technique de séduction était de toute autre nature. Bien sûr il l’avait complimentée pour son physique, mais elle
rougit encore en pensant au malaise qu’elle avait éprouvé lorsqu’elle découvrit l’énorme pourboire qu’il lui avait laissé. Il dépassait largement le prix de la consommation. Il l’avait regardée
dans les yeux en lui demandant un rendez-vous… et elle avait mal réagi ; elle avait refusé d’un bloc et le pourboire et le rendez-vous. Non mais, pour qui l’avait-il prise, une fille naïve,
facile à séduire ? C’est qu’il ne suffisait pas d’être beau gosse pour plaire à Fanny, encore fallait-il que le prétendant eût de bonnes manières !

 

Elle n’imaginait pas que Paul, ce garçon si gauche après quelques verres de blanc, ce garçon qui semblait ne pas savoir quoi faire de sa vie — à part squatter le bar et lire des thrillers à
longueur de journées, puisse manifester une telle élégance de cœur.

 

Paul tendait toujours le bouquet de minuscules violettes que Fanny, absorbée par ses pensées n’avait pas pris. Il sembla deviner ses questionnements et bredouilla :

 

— C’est que je suis paysagiste… enfin, j’ai mon BEP, même si je ne travaille pas depuis quelque temps. Mais ça va s’arranger, à partir d’aujourd’hui, je suis à l’essai pour deux jours au Parc
Floral d’à côté.

 

— Pardon, dit Fanny en prenant les fleurs et en les déposant dans un verre à liqueur qu’elle avait rempli d’eau. J’étais distraite. C’est un bien beau métier, paysagiste !

 

— Ouais, renchérit Maurice, un métier pour cul-terreux !

 

— Ah non, rétorqua Fanny qui n’intervenait pourtant jamais dans les conversations des clients — mais là elle se sentait concernée. C’est un métier d’artiste ; avoir la main verte est un don, non
une tare. Je ne vous permets pas d’insulter quelqu’un qui essaie de…

 

— Il essaie rien du tout ma brave fille, s’obstina Maurice, il t’la dit, il n’a même pas commencé !

 

— C’est ça, vous voulez le décourager. Grand merci à vous !

 

Et elle continua d’essuyer nerveusement un verre qui se brisa dans ses mains.

 

— C’est malin ! s’exclama Paul en fusillant Maurice du regard, et il se précipita de l’autre côté du comptoir où Fanny se passait la main sous l’eau.

 

— Allez file mon ami, lui dit-elle, tu vas être en retard pour le démarrage de ton job.

 

Sans trop bien comprendre, il gloussa de plaisir et après avoir consulté sa montre, il se hâta vers la sortie. Paul afficha un petit sourire ironique en croisant le « nuisible » plongé dans une
supposée lecture du quotidien local, d’une discrétion…

Paul et Fanny 4

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Paul et Fanny

 

 

La jeune fille était sûre de son fait et éprouvait une délicieuse sensation de déjà vécu, elle se souvint alors de la première fois où elle reçut des compliments comme jamais aucun homme ne lui
en avait fait. Elle avait découvert à quel point elle pouvait plaire, et elle s’était surprise à envisager l’avenir avec un autre regard. L’espoir n’était-il pas là à portée de main ! Ce jour là,
elle s’en souvenait comme si c’était hier, elle avait agrémenté sa chevelure de fleurs d’azalées très fines, très petites mais elles avaient suffi. C’était il y avait un an et demi… et depuis,
rien… Le doute s’insinuait à nouveau dans sa vie. Il s’insinuait et avec quelle rapidité ! Dans ce petit coin de campagne, il fallait, pour venir ici, ou le vouloir ou être totalement dépourvu
du moindre soupçon d’orientation !

« Perdu n’a rien à voir avec éperdu » , souriait elle, un rien déçue.

 

 

Quel était ce manque qui l’envahissait, cet inconnu dont elle ressentait un besoin de plus en plus important chaque jour ? Elle ne croyait pourtant pas au prince charmant, sa mère lui avait bien
répété que ce n’était souvent qu’illusions de courte durée. Il suffisait de regarder, d’écouter ces quatre vieilles canailles qui chaque jour s’attablaient au café ! C’était ça les lendemains ?

 

 

Et pourtant, elle se plaisait au Bar du Centre, les patrons lui faisaient une confiance totale, lui en laissaient pour ainsi dire l’exploitation comme elle l’entendait, trop heureux qu’ils
étaient de se consacrer entièrement au restaurant. Il n’y avait pas beaucoup de passage, mais ils avaient su s’adapter aux évolutions et ils avaient développer les repas à domicile chez les
seniors des communes environnantes. Une clientèle en pleine expansion ! !

 

 

Fanny prenait conscience ce matin que depuis quelque temps déjà des changements s’opéraient en elle, complètement à son insu ; des petites vaguelettes sournoises attaquaient sa falaise de bonne
humeur permanente, de vitalité à toute épreuve. Il y avait un petit moment déjà qu’elle trouvait ses soirées plus longues, plus mélancoliques, ses disques résonnaient moins entre les murs de son
petit appartement, on la trouvait plus rêveuse, moins à l’écoute.

 

 

– Bon, je vais être en retard pour ouvrir ! marmonna-t-elle en allongeant sa foulée. Il n’empêche, elle avait un grand manque en elle, un grand manque à côté d’elle, cela se précisait, elle en
avait assez d’être seule, de se parler à elle même, de voir sa vie réglée par l’horloge de la monotonie quotidienne et surtout ces soirées … Comme elles étaient longues, la pendule devait devenir
fainéante elle aussi, ses aiguilles tournaient moins vite, elles n’allaient quand même pas dire qu‘elles prenaient leur temps elles aussi ! Mais alors ….

 

 

– Si ça continue, tu ne seras même à l’heure pour servir l’apéro ! »

C’était Maurice qui faisait les cent pas, baissant et relevant sans cesse sa casquette.

Lui, les aiguilles devaient se mettre à courir dès qu’il ouvrait un œil le matin afin de l’expédier au loin ! Ah, ce Maurice, il s’ennuyait aussi tout seul mais il avait toujours été incapable de
retenir quelqu’un près de lui.

 

 

Fanny sourit, se garda bien de répondre, accéléra le pas, passa par la petite cour et entra au bar par la porte de service. Sans tarder, elle actionna les volets, alluma les machines à sous, un
peu de musique également, la même qu’hier et que le mois dernier d’ailleurs, ouvrit la porte principale et fila vers la machine à café. C’était reparti ! Maurice vint s’asseoir à sa place , posa
son couvre chef sur la chaise derrière lui et commença à touiller le café qui venait d’arriver.

 

 

(à suivre)

Paul et Fanny 3

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Paul et Fanny 3

 

 

 

Un chauffard le frôla dangereusement, de frayeur Paul faillit en perdre l’équilibre. Il préféra mettre pied à terre et poursuivre sa route en marchant sur le bas-côté, son vélo à la main.

 

Le trajet retour promettait d’être interminable, mais au moins il aurait la vie sauve et pourrait revoir sa belle demain !

Arrivé à son appartement il s’affala sur son futon, laissant son chat se rouler en boule contre lui et se laissant lui-même couler dans un sommeil tourmenté.

 

Sa mère était venue, elle avait déposé un bocal de potage ainsi qu’un plat mijoté par ses soins, mais tout cela allait attendre que le fiston retrouve l’appétit et prenne le temps de réchauffer
son repas au micro-onde !

 

 

 

Les lendemains matins étaient toujours pénibles. Mais pourquoi diable succombait-il à ce désir d’alcool ! Les pinsons le réveillèrent par leur chant et son esprit embrumé ne put même pas savourer
cet instant. En ouvrant sa porte-fenêtre, pour prendre un bol d’air, il surprit son chat aux prises avec une pie, la situation, cocasse, lui donna envie de rire mais cette gaîté soudaine
stimula sa gueule de bois. Mince alors, il ne sera pas frais aujourd’hui devant la si belle Fanny. De quelles couleurs allait-il la voir parée aujourd’hui ?

 

En ce jour de Printemps, la vie lui avait déjà envoyé deux raisons d’être joyeux, il sentait que le bonheur, il suffirait de le saisir comme on cueille une fleur, mais lui, la fleur qu’il
convoitait se prénommait Fanny et elle n’était pas accessible – du moins le pensait-il.

 

« Ah, Fanny, ma petite fleur enfermée dans une serre saturée de vapeurs d’alcool et entourée d’esprits tordus ! »

soupira-t-il … en se rasant.

 

 

La jeune fille, au même moment, était en train de se préparer. Assise devant sa coiffeuse elle essayait de faire tenir dans ses cheveux des fleurs de saison.

 

Il faut dire qu’elle était coquette, Fanny ! Les fleurs naturelles étaient sa touche d’originalité depuis peu, sa marque d’élégance. Sa mère, une femme charmante, l’avait élevée du mieux qu’elle
avait pu, elle lui avait transmis l’habitude du détail qui change tout. Avant, elle utilisait de simples accessoires pour agrémenter sa coiffure ou ses tenues de coupe classique… une façon de
respecter la féminité en elle.

 

Sa mère avait des talents de couturière, et le moindre morceau de tissu sous ses mains expertes se transformait en petite robe sobre, mais de bon goût pour sa fille. C’est grâce à ce tour de
magie que Fanny n’avait jamais attiré l’attention sur elle à l’école. On n’aurait jamais soupçonné que sa mère ne savait pas lire, et que sa fille et elle vivaient dans la pauvreté.

 

 

Ce matin Fanny était consternée. Quelle idée elle avait eu de se teindre des mèches d’une magnifique couleur fuchsia. La couleur en elle-même n’était pas déplaisante, mais il fallait bien
reconnaître qu’elle absorbait les délicates nuances des fleurs.

 

La preuve était là, l’artifice jamais ne rivalisera avec le naturel !

 

Un jour Fanny avait reçu une carte postale représentant le Printemps de Botticelli, et depuis, elle se réveillait chaque matin un quart d’heure plus tôt, temps qu’elle accordait à se coiffer
patiemment en intégrant des fleurs à sa chevelure. Tout en se parant elle pensait au mystérieux admirateur. Il avait écrit quelques mots au dos de la carte, lui révélant qu’à ses yeux elle était
belle comme la Vénus de la carte.

 

Ce fut une révélation pour Fanny. Sa beauté qui auparavant passait inaperçue, sembla du jour au lendemain illuminer sa personne. Elle était aimée !

 

« Pourquoi ne s’est-il pas dévoilé autrement, pourquoi est-il si discret et surtout qui est-il ? »

 

 

Les questions attendraient car elle devait rapidement sortir de son rythme indécis et choisir ses fleurs. Les pervenches, les violettes ne seraient pas pour aujourd’hui, on ne les remarquerait
pas avec ce maudit fuchsia. La teinture n’était pas définitive, Dieu merci !

 

« Allons, se houspilla-t-elle, il faut se décider en espérant avoir la main heureuse. Surtout, ne pas piquer n’importe quoi afin de ne pas ressembler plus à une composition d’Arcimboldo qu’à la
Vénus de Botticelli ! »

 

Les jonquilles tranchaient trop, restaient les pâquerettes, les premières de la saison !

 

Fi des hésitations, le jour allait être sous le signe de cette petite fleur des prés !

 

Fanny fixa donc quelques pâquerettes sur sa blonde et souple chevelure balayée de rose. Elle releva ses mèches de façon désinvolte, et ce fut une Fanny résolue qui sortit de sa chambre sans jeter
un dernier regard vers le miroir.

 

(à suivre)

Paul et Fanny 2

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Paul et Fanny (suite)

 

 

Autant le chemin aller lui paraissait court, c’était tout près, là, à trois coups de pédales, autant le retour …

 

« Vélo, tu es sûr que c’est par là ? Tu ne te serais pas trompé de direction ? » ronchonnait Paul.

 

Toutes les belles résolutions de l’aller s’étaient envolées comme les volutes de fumée des quatre petits vieux qui, chaque jour, tapaient la belote à la table près de la fenêtre. Ils étaient
ainsi aux premières loges pour commenter toutes les allées et venues des uns et des autres, y ajouter la pointe d’acidité inutile et malveillante qui suscitait des rires faciles. Une pause était
automatique lorsqu’il s’agissait d’un inconnu, il était déshabillé, désarticulé en moins de temps qu’il n’en faut à la maréchaussée pour lire une carte d’identité ! Ces quatre malfaisants, c’est
ainsi que Paul les nommait, ne se gênaient guère non plus pour le moquer, le rabaisser aux yeux de sa belle !

 

— Tu prépares le Tour de France, mon gars ? Tu devrais faire de bons temps avec tous ces entraînements ! »

 

— Pour sûr qu’il doit avoir du mollet le Paul !

 

— Je parierais bien qu’il a d’aussi belles gambettes que la Fanny !

Et les quatre nuisibles partaient à rire ….

 

— Atout cœur ! renchérissait Maurice . C’était le pire de la bande, le plus vicieux, le plus destructeur. Il prenait un malin plaisir, un plaisir certain à dénigrer, salir, avilir.

 

— Ce n’est pas à toi de mettre atout !

 

— Non, c’est le Paul qui ne se déclare pas, le nigaud !

 

Et cela repartait de plus belle, et si jamais un visiteur inhabituel survenait, alors les sous-entendus étaient plus explicites, plus détaillés, plus décortiqués encore. Il fallait qu’il
comprenne bien ce passager du Bar du Centre, qu’il puisse pleinement participer au lynchage du pauvre diable. Il arrivait également que Fanny se joigne à ces rafales de rires qui le ravageaient
au plus profond de lui- même. Fukushima se répétait quasiment tous les jours dans son for intérieur.

 

Comment pouvait il parler à son astre doré alors que rien ne leur échappait, pis que cela, ils lisaient ses pensées, ses intentions et se faisaient un malin plaisir à le rendre totalement
ridicule !

 

Une seule issue pour tenir, pour ne pas sombrer, le petit coup de blanc que lui glissait Fanny avec un sourire triste. Triste mais complice, il en était persuadé, Fanny était de son côté. Cela se
voyait à chaque instant, se disait il. « Vois la façon dont elle t’a glissé le verre, lentement, la main cherchant à s’attarder, balayant une poussière invisible, ce qui permettait à nos deux
mains de se frôler. » Ses doigts doux, fins, élancés, chauds ne lui disaient-ils pas à chaque fois : « Sois patient. Aie confiance en moi. Je t’aime !»

 

Ainsi oscillait Paul sur la route du retour, ballotté par tous ces sentiments incompatibles autant que par l’alcool qui ne lui convenait pas, mais pas du tout. Il lui donnait des nausées, la tête
lourde et, il le sentait bien, ce n’était pas la solution pour faire taire ces nuisibles.

 

Comment, comment être plus avec Fanny, lui dire ce qu’il ressentait pour elle, lui déclarer sa passion, ses sentiments et aussi… mais ne se trompait- il pas, ne croyait-il pas entendre les
pensées de sa belle comme une douce brise qui enveloppait son esprit, qui le transportait dans cet Eldorado nommé Amour. Ce ne pouvait être que cela, il ne se trompait pas, quoique… et alors dans
les brumes du petit blanc, le doute s’insinuait à nouveau, sa tête se remplissait de gros nuages noirs, lourds, déboulant à toute vitesse dans son imaginaire, poussés par de puissantes
bourrasques d’ouest, bourrasques de doutes, bourrasques d’angoisses incontrôlées et incontrôlables. Ces tempêtes de soupçons, d’incertitudes le submergeaient, lui fracassaient le crâne, qui
n’avait pas la solidité des falaises de granit. Elles menaçaient de lui faire perdre la raison à n’importe quel moment.

 

« Allez, pédale, laisse ces sales idées dans le fossé ! Pédale, vite surtout, qu’elles ne te rattrapent pas, qu’elles ne t’anéantissent pas ! »

 

(à suivre)

 

Paul et Fanny

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Paul et Fanny 1

 

Il y avait Paul, un garçon simple, il vivait d’un  revenu de solidarité active. Il avait
obtenu un logement social dans un petit collectif nouvellement construit.  Très vite  dans ce village de
l’Argoat, il était devenu une figure familière. Sa mère venait toutes les semaines faire le ménage dans son appartement, et lui, l’aidait du mieux qu’il le pouvait en allant fumer sur la
terrasse.

Il y avait Fanny une jolie blondinette à peine majeure. Elle  n’avait pas trouvé mieux,
après une scolarité aléatoire, qu’un emploi de serveuse dans un bar du village voisin.

Les histoires d’amour commencent mal, quelquefois. Ces deux là n’auraient jamais dû se rencontrer car l’interdiction d’entrer dans
un  bar était fortement inscrite dans l’esprit de Paul. S’il avait écouté son médecin, qui lui avait toujours déconseillé de boire de
l’alcool,  jamais il ne serait entré dans ce bar; qui de plus se trouvait à 11 km de chez lui.

Le destin crée des hasards qui bousculent l’ordre des choses pour les petits comme pour les grands de ce monde.

Onze kilomètres !  un et un font deux, un pour lui, un pour elle ; deux
identités qui ne savent pas compter  leurs peines et  cultivent une différence qu’il leur faudra bien
assumer avec ou sans amour. Mais l’amour ne peut-il faire des miracles ?

Onze kilomètres !  un pour les dizaines, un pour les unités, la moindre des
distances qui puisse séparer deux ennuis qui s’ignorent.

 

Un jour Paul avait pris son vélo pour aller au village voisin, et depuis cette route était devenue son trajet  quotidien, son lien de bitume, sa galère pour rejoindre  sa belle 
  le début d’une souffrance et l’avènement d’une addiction.

 

Que dire de cette route ? Dans l’esprit de Paul, son penchant pour Fanny inversait les perspectives. La route qu’il suivait,
regardant fixement la roue avant de son vélo se dérouler sur la chaussée changeait d’aspect  au fur et à mesure que ses coups de pédales le
rapprochaient de son aimée.

Au départ,  allée, la voie s’élargissait progressivement .Tout comme son cœur qui
bondissait dans sa poitrine, la chaussée se dilatait au point de  devenir autoroute aux abords du bar.

Non, il n’avait pas besoin de tapis rouge, Paul était une star quand il poussait la porte du bistro !

Une joie incommensurable l’envahissait alors, mais elle s’évanouissait très vite car, face à Fanny, il perdait lamentablement tous ses
moyens. Quand  il s’aperçut que le café noir précipitait son trouble, il prit l’habitude de consommer 
des petits blancs, ceci afin de se donner du courage … Mauvaise idée  qui rendit ses trajets de retour plus que hasardeux.

 

Quand les rêves devenaient cauchemar, quand il criait le prénom Fanny, il mesurait la distance entre la nuit et le jour, entre lui et
son amour, entre la puissance de ses sentiments et la force de son inhibition. On ne peut imaginer la distance qui sépare une chevelure au parfum de patchouli et la main amoureuse que la timidité
retient. On ne peut imaginer la douleur d’un cœur simple que l’amour embaume.

 

(à suivre)