Marion et la fée du puits (fin)

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Marion et la fée du puits (fin)

 

Cela faisait beaucoup d’interrogations en peu de temps. Marion ressentait de l’appréhension sans être vraiment inquiète ;
Razunellou lui était devenu un compagnon protecteur et Kador l’avait senti bien avant elle en s’endormant paisiblement à ses pieds dès leur première rencontre. Elle baignait dans un nuage
d’incompréhensions. Elle avait le sentiment d’être à la porte d’un monde inconnu qui ne demandait qu’à l’aspirer mais qui se refusait à elle, à chaque fois qu’elle voulait avancer d’un pas. Elle
percevait également que le gnome, bien qu’il fut de son côté, ne lui donnerait pas les clés si facilement. C’était à elle de les gagner, voilà le défi qui lui était lancé !

 

À quoi penses- tu Demoiselle Marion ?  demanda Razunellou

Per gwirion n’eo ked mad da laret ! persifla t-elle.

Tu retiens bien mes leçons ou tu me fais la tête ?  chuchota t- il comme s’il ne voulait pas être entendu. Marion sourit en son for intérieur, elle venait de comprendre qu’elle n’aurait rien sans
ruser.

Non, je pensais à ma grand mère Rozenn, je n’en ai pas de souvenirs, si ce
n’est que Jeanne me dit toujours que je lui ressemble à s’y méprendre. Tu l’as connue, toi, Rozenn, peux tu m’en parler un peu ? »

C’est vrai, tu as le même visage, les mêmes cheveux, le même sourire et sans
doute aussi la même malice dans les yeux. Quand Rozenn voulait quelque chose, elle parvenait fréquemment à ses fins.

Les yeux de Razunellou se perdirent dans les nuages, il avait rajeuni tout d’un coup en se remémorant un temps à jamais révolu. Il n’y
avait pas de tristesse mais des scènes de lui seul connues, il était inaccessible. Marion s’éloigna un peu à la recherche de plantes, elle devait attendre qu’il revienne de son voyage dans ses
souvenirs. Elle avait repéré un endroit où poussaient des coquelicots. Elle savait cette plante décriée par son père qui la maudissait et la pourchassait de ses champs de blé, elle la savait par
contre appréciée de la Jeanne qui en faisait sécher les feuilles sous son hangar, un peu plus loin quelques touffes de luzerne firent son bonheur. En s’y prenant bien, ce serait là aussi un moyen
supplémentaire de faire parler Jeanne.

Vois comme le soleil est honteux aujourd’hui, il est allé se cacher sous la
jupe de la Marie Jeanne ! Il va bientôt pleuvoir. »

Et Rozenn, tu ne m’en as rien dit, petit rusé ! Je pensais que tu lui parlais
alors que tu t’amusais à prévoir le temps de cet après-midi.

Que voilà une bonne récolte, sais tu à quoi on peut les utiliser tes plantes
?

Non, mais j’ai déjà vu la Jeanne en cueillir beaucoup. Et Rozenn
? 

Il te faudra demander à Jeanne qu’elle t’initie à leurs secrets, cela te
servira beaucoup et ainsi, à mon avis, tu seras dans les pas de Rozenn. Vois ce nuage derrière lequel se cache le soleil, Rozenn y est installée et retourne vers la Roche aux Fées. Elle se plaît
là-bas et y a beaucoup de connaissances, pas toujours agréables d’ailleurs. Sais-tu que les fées n’apprécient pas toujours que les simples humains percent leurs mystères, elles sont capables de
vengeances. Je me souviens d’une jeune et belle bergère qui dans son insouciance ne se préoccupait pas de là où elle allait. Elle fut cependant attirée par le bêlement plaintif d’un agneau, tout
du moins c’est ce qu’elle imaginait avoir entendu, ainsi elle arriva dans le chaos de rochers où séjournaient les fées. Sa présence les fâcha et elles la retinrent prisonnière. Il fallut que les
nymphes de l’étang voisin envoient une mule enchantée afin qu’elle retrouve sa liberté.

Marion, en imagination, chevaucha aussitôt la mule magique, elle se déplaçait rapidement entre les rochers, retenant sa
respiration. Il ne fallait pas éveiller les soupçons. Son cœur battait la chamade ; heureusement que les nymphes avait créé un brouillard épais ! Déjouerait- elle les pouvoirs des
magiciennes ?
Était ce Rozenn cette bergère écervelée ?

 

Un ricanement de Razunellou la sortit de sa rêverie. Quelle ne fut pas sa surprise de voir que dans sa jupe relevée ne se trouvaient
plus les coquelicots, mais une grosse miche de pain.

Pourquoi as-tu pris mes fleurs ? s’indigna Marion.

« Les fleurs sont de saison

Le pain est de toujours ! » rétorqua le gnome en souriant.

« Tu reviendras en mai pour la cueillette. N’as-tu pas songé à un quelconque charme en le voyant fleuris en cette
saison ? »

Marion ne répondit rien, mais sa mine boudeuse révélait à quel point elle se sentait vexée d’avoir été prise en flagrant délit de
naïveté.

« Ne soyez pas susceptible, demoiselle ! » dit une voix. Marion reconnut la voix entendue dans le puits, mais cette
fois-ci elle vit la dame ! Elle se tenait, immense, devant le grand houx. Elle était pourtant de petite taille mais une aura de lumière semblait étirer sa silhouette verticalement. Ses
cheveux ondoyaient, ses vêtements, fluides et d’un vert tendre comme frondaison, dansaient autour de son corps évanescent. Marion était subjuguée.

– Tu t’habitueras aux espiègleries de Razunellou, il t’est apparu car la Jeanne quittera ce monde dans quelques lunes noires. Avant,
elle doit te transmettre son savoir.

Si tu souhaites voler libre comme la mule dans toutes les dimensions.

Si tu veux cueillir l’aurore au drapé du ciel.

Si tu veux puiser l’essence des plantes au limon de la terre,

et garder dans l’écrin de ton cœur l’or du soleil.

Enfin, si tu acceptes d’offrir ta vie à la douleur des hommes

et du bon pain à la gourmandise des fées…

Si tu acceptes tout cela, je t’offrirai ma protection.

Le veux-tu ?

– Oh oui, je veux bien ! s’exclama Marion.

– Alors tu lieras ta joie à la couleur des jours, et moi je me lie à toi pour l’éternité. Tu ne seras plus jamais désorientée.

Approche, Marion. Viens près de moi ! »

Marion comme hypnotisée, s’avança vers Margot. Celle-ci sortit d’une vasque vermeille, en forme de lys, que l’enfant n’avait pas
remarquée, un onguent couleur myosotis. Au contact de l’air il se transforma en cordon frais et parfumé. La fée l’enroula autour du corps de Marion en commençant par les pieds et en remontant
bien au-delà de sa tête. Marion sentit un fluide la parcourir, un courant sorti de terre et qui jaillissait au sommet de sa tête. Elle se sentit légère… légère… à un point tel qu’elle avait du
mal à maintenir ses pieds dans ses deux sabots !

« Faudra bien les garder, remarqua Razunelleou, sauf les nuits de pleine lune et à la Saint Jean ! »

La fée Margot avait disparu. Marion n’osa pas montrer sa déception, mais le gnome la rassura : « Tu la reverras, tu es
reliée à elle maintenant. Moi je suis attaché à la ferme, mais toi tu pourras explorer la lande. Tu pourras même rencontrer Rozenn. Je t’ai déjà dit où elle se trouve. Si tu m’as écouté, tu dois
t’en souvenir. »

Les jours suivants, Marion expérimenta ses nouveaux pouvoirs. Elle devenait invisible à volonté, se transformait, volait. C’était
grisant. Malgré tout, elle se montra prudente et n’élargit que progressivement ses sorties hors du réel.

En suivant le chemin des pierres, que les fées avaient laissées choir dans les champs alors qu’elles les transportaient – dur travail
même pour des fées ! – Marion arriva jusqu’à la Roche aux Fées.  Elle remarqua un cercle d’augure ; une empreinte de leurs
danses.  Elle sut que c’est là qu’elle reverrait sa grand-mère.

Marion revenait toujours de ses excursions avant que ses parents ne rentrent, et eux, la voyant absorbée par ses devoirs étaient loin
de soupçonner qu’elle avait pu s’absenter. Pourtant, Marion laissait des indices ; à chacune de ses sorties, elle déposait dans un broc des branchages ou des fleurs qu’elle avait
cueillis.

Jeanne lui apprit à récolter et conserver les plantes. Elle découvrit toutes leurs vertus.

Son père, quant à lui, transmis à sa fille les secrets de la fabrication du pain. Elle avait bien changé la petite Marion depuis son
initiation féérique !

Auparavant, elle refusait de s’intéresser à la « boulange ». Il faut dire que petite elle avait vécu une méchante
expérience ;  elle était tombée dans le pétrin ! Eh oui, curieuse comme pas deux et touche à tout, elle voulait elle aussi brasser la pâte,
alors elle s’était hissée sur un banc, et elle avait basculé dans la maie. Elle avait eu du mal à sortir de l’auge en bois, elle avait craint qu’on ne l’enfourne toute vive ! Maintenant,
avec son cordon magique elle était protégée de telles mésaventures !

Marion assistait son père du mieux qu’elle le pouvait ; elle ramassait les cendres de bois à l’aide du liboudenn et le fournier
lui accordait ensuite le droit d’utiliser le chaud du four.

À chaque fournée, Marion façonnait pour Margot un pain gros comme une lune
pleine et elle apportait son présent auprès du puits où elle  chantait : «  Au doux lait, au bon beurre, le pain n’est point
brûlé ! »

Durant de longues années la ferme fut prospère, mais le hameau se dépeupla quand les hommes partirent travailler à la
ville.  Marion partit à son tour, la dernière… et le site tomba dans l’oubli. On ignora même les mégalithes de Saint-Just jusqu’au jour où un incendie
spectaculaire dévoila la richesse du site.

Les hommes revinrent et Margot les reçut.

Des creusons occupés à forer un puits entendirent alors qu’ils soulevaient un palis : « Va dire à la fille de ta fille,
qu’elle aille dire à la fille de sa fille, qu’elle apporte le pain au four.»

 

Les fées attendent les hommes et jamais ne se lassent. Sommes-nous toujours prêts à leur répondre ?

 

Fin

Marion et la fée du puits (suite 2)

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Marion et la fée du puits (suite 2)

 

 

Marion avait vu Razunellou.

 

Il en était bien question parfois, le soir autour de la cheminée, de Razunellou, mais toujours à  mi-voix et une atmosphère bizarre épaississait à chaque fois le mystère. Àces évocations, Marion avait l’impression que ses parents tentaient de lui cacher quelque chose, de vouloir la préserver  de quelque danger impalpable, mais bon, c’était sans doute un truc d’adultes. Et voilà qu’il était là, devant elle sans que Jeanne ne se sente gênée par leur
rencontre.

Razunellou se mit à chantonner :

«  Allez mon ami,

Viens rouler dans la poussière,

Sauter et rire dans les clairières,

Réjouir nos amies les pierres,

Viens mon ami … »

De la cheminée descendit la mélodie sourde  d’un duo de bombardes en parfait accord avec
la voix déjà bien mûre  du nain. C’était gai, virevoltant, léger comme  l’une de ces gavottes vives où
les jeunes hommes effectuent les sauts les plus spectaculaires possibles afin d’attirer les faveurs de leur princesse de cœur ! Il se disait même que certains s’entraînaient dur avant les
quelques soirées de réjouissances dans le pays ! En tout cas, Marion la préférait à la fameuse danse du loup, très martelée, un véritable rituel sensé chasser les prédateurs des campagnes
mais qui lui faisait faire des cauchemars la nuit suivante.

 

Soudain elle s’aperçut que Kador, pourtant très sourcilleux avec l’étranger d’habitude, s’était couché non loin de ce gnome et, à
entendre ses premiers ronflements, il devait déjà chasser le lapin dans la lande. Marion se détendait.

 Ne crains rien petiote, dit Jeanne, il ne te fera aucun mal. Ecoute-
moi, je vais te conter une partie de son histoire, ce que je crois en savoir, et surtout garde la pour toi, ne t’en vas pas la semer à tout vent ! Razunellou habite ma maison depuis très
longtemps, ma grand-mère me disait qu’il était déjà là du temps de sa grand-mère à elle. Il était arrivé comme ça, un soir de très gros orage et il s’était installé sans autre façon. Depuis son
arrivée on avait remarqué que les récoltes étaient meilleures, que nous avions moins faim au creux de l’hiver. Tu sais, nous autres les petits, avons bien besoin d’aide pour vivoter et ils n’en
sont pas chiches les korrigans quand on ne les moque pas. Par contre, ils savent très bien, par leur espièglerie, te jouer des tours pendables si tu leur manques de respect. J’ai l’impression que
tu lui plais déjà, Je me demande s’il n’a pas remarqué que tu ressemblais comme deux gouttes d’eau  à ton arrière-grand-mère Rozenn. Et Razunellou
n’était jamais loin de Rozenn, il se disait qu’il avait reçu mission des Fées d’Essé de la protéger comme un trésor. On n’a jamais su pourquoi mais longtemps  après sa mort, il n’était pas rare de voir les magiciennes venir lui tenir compagnie au cimetière. C’est un mystère que je n’ai jamais cherché à
percer. 

Le nain, indifférent au bavardage de Jeanne lissa son feutre et quitta la pièce en sautillant, reprenant une nouvelle fois sa mélodie.
Les bombardes invisibles lui emboîtèrent le pas. Avant de sortir, il se retourna et d’une voix très douce, comme un conseil, il lâcha :

Per gwirion n’eo ked mad da laret !  (« Toute vérité n’est pas bonne à dire ! »
chuchota Jeanne ).

Puis il reprit sa ritournelle et s’éloigna.

Marion ne savait plus ce qu’il en était. Était ce un rêve ? Un cauchemar ? Quelque facétie ou mauvais tour que des adultes se plaisaient parfois à jouer aux enfants ? Pourtant, les griffures
sur ses jambes étaient bien là et lui rappelaient douloureusement la réalité.

 Tu m’as l’air d’avoir faim, s’inquiéta Jeanne, veux-tu un petit quelque
chose ? 

La gamine acquiesça de la tête et s’assit sur le banc de chêne. Jeanne souleva le couvercle de la terrine en terre qui trônait sur la
table. Une douce odeur chaude lui titilla les narines et la fit aussitôt saliver. Elle se demanda un court instant par quelle magie, par quel tour de malice, il se pouvait que son plat préféré
soit là, à bonne température ; elle y plongea avec gourmandise sa cuiller sans se poser plus de questions pour l’instant…

 

Le lendemain, quand Marion ouvrit les yeux, elle fut surprise de constater qu’elle avait dormi dans son lit. Elle ne se souvenait pas
s’y être couchée. Sa mère la regardait avec tendresse.

  Qu’est-ce qu’il y a
maman, dit-elle,  pourquoi je ne suis plus chez la Jeanne ?

Tu t’es endormie sur la table après avoir mangé comme une ogresse le Kig ar
farz qu’elle t’avait servi. C’est le père qui t’a portée jusqu’ici ! Cette nuit, tu t’es agitée en vraie diablesse,  ma fille. Pour sûr, tu
t’es montrée bien trop gourmande hier soir, faudra le dire à confesse ! 

Sa mère ne pipa mot  des évènements de la veille. Se pourrait-il que Jeanne n’ait rien
dit ?

 

À peine débarbouillée Marion alla s’enquérir auprès de la
voisine.

Mais ma petite, il faut savoir que
toute vérité n’est pas bonne à dire, lui rétorqua la vieille femme.  C’est la première leçon que tu dois retenir, elle vaut de l’or car ce sont les
korrigans qui me l’ont transmise. Cette pensée tu la gardes là, dit Jeanne en pointant son index noueux sur la tempe de l’enfant,  là, dans un coin de
ta tête, et elle viendra sonner bombarde avant que tu ne parles pour dire des bêtises qui affoleraient les braves.

Cette perspective des plus bruyantes affola Marion qui depuis son plus jeune âge fuyait le talabarder et le bruit sourd de sa
bombarde. Son père se moquait d’elle lorsqu’il la voyait partir en se bouchant les oreilles, il disait qu’elle n’était pas une vraie Bretonne pur beurre !

D’abord ce n’était même pas vrai, parce que Marion adorait le beurre et en plus elle n’avait pas à avoir honte de ses peurs.
N’avait-elle pas  vu Razunellou ?

Il est où Razunellou ? demanda-t-elle à Jeanne.

Tu ne le verras que le soir, lui répondit Jeanne qui penchée sous le linteau
de la cheminée pestait contre les bûches qui n’étaient pas assez sèches.

Marion sortit dans la cour, elle ne pût s’empêcher d’aller traîner près du puits où tout semblait « normal ». Elle
chantonnait malgré tout : «  Razunellou, hou hou hou, Razunellou où es-tu ? Razunellou pieds de bouc ! ».

Tout à coup les branches du grand houx se mirent à trembler sans que le moindre souffle de brise ne vienne à passer, et Marion
entendit un bruit de clapotis comme si  des gouttes de pluies barataient l’eau d’une mare. Mais il ne pleuvait pas. Alors l’enfant prêta l’oreille,
au-delà des bruits familiers de la ferme, et elle entendit :

Un, deux, trois,
cresson !  une comptine  récitée  par une voix
d’aigrette.

T’en fais pas fiston, répondit une voix charmante

V’la la fille du fournier d’à c’t’heure, la fille de la fille de la fille de
Rozenn, dame Margot ! reprit la voix d’aigrette.

Celui qui ne cuit pas le pain n’est que cherchou de pain ! Damoiselles
ou damoiseaux mettez donc la main au feu et à la pâte ! déclara la voix de Margot.

Alors Marion regarda sous le houx et elle vit Razunellou  qui semblait attendre, le
menton posé dans le creux de sa main, de l’autre main il portait à la bouche un brin d’herbe qu’il mâchait.

– Ah, je savais bien que je te retrouverais ! s’exclama Marion

– Ben oui, qui croit ses rêves les voit, et moi j’suis toujours là aux services des cœurs  de bon aloi !

– Razunellou, faut pas mâcher n’importe quoi ! sermonna Marion.

– N’importe quoi ! Du thym sauvage.  N’importe quoi ? Tu ne te souviens pas que
la Jeanne t’a sauvé la vie avec de la tisane de serpolet alors que tu allais mourir du chapelet ?!

Marion avait entendu cette histoire, mais elle ne se souvenait pas de sa vie de bébé. Elle savait que Jeanne soignait
les maladies des enfants en recommandant aux parents d’aller chercher dans la nature des simples. Qu’est-ce qui guérissait les malades ;  la
nature, les prières de Jeanne ou la confiance des parents qui prenaient le temps de cueillir les plantes, qui laissaient  lentement frémir  le breuvage destiné à l’enfant ? Le temps donné, n’est-il pas marque d’amour, un signe d’appel ou de rappel à la vie ?  

En suivant le cours de ses pensées Marion ressentit le goût de la diète qu’elle avait vécue alors qu’elle était enfant malade. Les
souvenirs étaient intacts, elle portait encore en elle la saveur de serpolet, de la mie de pain longuement mâchée. Le korrigan semblait lui ré-infuser sa mémoire, non pas seulement au niveau du
savoir, mais surtout par  les sensations.

« Pas de vie sans eau

Eau saveur des simples

Simple comme du bon pain ! » fredonna Razunellou.

Ces invocations eurent sur Marion un effet étrange, elle éprouva une sorte de vertige et elle entendit, comme dans un
rêve,  la voix de Margot la fée, venant du puits,  dire : « Puisque tout meurt,
cessons ! »

 

(à suivre)

Marion et la fée du puits (suite 1)

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Marion et la fée du puits

 

 

Marion était bouleversée, désorientée ! Tout d’abord pétrifiée par cette avalanche inattendue de mots
incompréhensibles qui éveillèrent en elle des visions anachroniques, elle s’imagina perdre la vie. Puis, le choc s’atténuant, la frayeur la saisit, elle prit les jambes à son cou et s’enfuit en
courant
insensible aux ronces et aux ajoncs vêtus d’or qui lui griffaient méchamment les mollets.
Pour la première fois, elle passa devant les demoiselles de Cojoux sans y prêter attention et pourtant …. combien elle aimait se faire raconter ou se remémorer ce qui n’était qu’une légende,
fabuleuse certes, mais si délicieusement inquiétante, quand même !  Saint Just regorgeait de ces sortilèges et maléfices parsemés sur la lande
incrustée de schistes mauves et bleu, de grès et de poudingues de Montfort. Jugez plutôt, un dimanche après midi, Le Tout Puissant s’était fâché rouge, en une seconde, le ciel s’était obscurci et
avait fait place à un cul de chaudron strié d’éclairs et de coups de tonnerre monstrueux. Il y avait un moment qu’il réprouvait l’attitude de trois filles du Vieux Bourg qui chaque dimanche
préféraient aller danser à Saint Just plutôt qu’aller à vêpres. Cela suffisait, on ne pouvait défier son autorité plus longtemps. La colère divine les transforma en trois blocs de pierre fichés
là, dans la lande sur ce magnifique tapis de bruyères, dans des positions où l’équilibre semblait fort instable ! On appela ces mégalithes les demoiselles de Cojoux.

Marion n’était pas des plus obéissantes, elle avait le caractère bien trempé. Et voilà que l’incompréhensible surgissait
! Etait-ce son tour de subir un châtiment suprême ? Arrivée toute essoufflée dans la maison, elle se jeta à genoux sous le crucifix accroché près du lit-clos de ses parents. Après un rapide signe
de croix, elle marmonna les prières rituelles avant d’implorer le « tout puissant ».

« Que se passe-t-il ? Que fait maman dans le puits et pourquoi veut-elle que j’aille dire à la fille de la fille …… le pain dans
le four ? Maman ……Maman !… »

Kador s’approcha doucement de l’enfant, il avait sans doute compris la douleur et le désarroi de sa maîtresse. Il geignait lui aussi,
lui léchant le visage comme s’il voulait absorber la tempête de larmes qui venait d’éclater. Marion avait perdu pieds. Incapable de réfléchir.  Incapable de se souvenir du message entendu.
Insensible aux attentions de son fidèle compagnon. Elle n’était qu’une petite fille submergée par l’angoisse et ses pleurs incoercibles, seuls les bras de sa maman pourraient les calmer.

 

Le chien impuissant à calmer Marion se mit à hurler à la mort, il avait conscience de la gravité de ce qui se passait.
Ces chants de détresses, pleurs et hurlements mêlés, attirèrent une voisine qui s’en revenait du moulin de l’étang du Val par le sentier.

 

« Mais que se passe-t-il dans cette maison ! », dit la brave femme en posant sa panière.

 

Elle releva le menton de l’enfant et vit son visage inondé de larmes, elle  lut ainsi
dans ses yeux une panique qui sortait de l’ordinaire.

 

« Maman est dans le puits… elle veut qu’on lui porte du pain… », réussit à articuler Marion.

 

La paysanne comprit aussitôt ; elle avait tant de fois, lors des veillées, entendu cette histoire contée par la voix du barde, et
puis, ne disait-on pas qu’elle-même tenait ses pouvoirs de « guérisseuse » du petit peuple ? Elle connaissait bien des mystères.

 

« T’en fais pas ma toute petite, ta maman n’est pas au fond du puits, je l’ai vue partir aux champs ce matin avec les hommes. Ils
vont bientôt rentrer, et toi, ne te languis point.

Viens donc chez moi en attendant ! »

 

La femme prit l’enfant dans ses bras, car la pauvrette avait les jambes trop faibles pour tenir debout. Elle n’était pas bien lourde
la gamine, pour sûr ses parents ne lui donnaient pas assez à manger ! Il lui serait facile de la porter jusqu’à sa chaumière, de l’autre côté de la cour.

Elle se garda bien, d’inquiéter l’enfant en lui disant que c’était une Fée qu’elle avait entendu, et que celle-ci
sortait toujours dans le but de ravir une enfant. Oh, la dame du puits n’avait pas de méchante intention, car la vie qu’elle préparait à l’enfant lui 
épargnerait  bien des épreuves
la fée les avait devinées
dans le futur de l’enfant.  

 

Ah mais, cela n’était pas dans l’ordre des choses ! La Jeanne était là, et serait vigilante, elle saurait satisfaire les esprits
de la nature et renvoyer dans le monde des légendes ces créatures !

Il se préparait sûrement de grands malheurs pour que les esprits se réveillent et viennent ainsi perturber la vie des humains.

 

En passant la porte, Marion jeta  un coup d’œil méfiant à l’intérieur de la pièce ;
elle vit, assis sur une pierre plate, que sa mère laissait toujours près de l’âtre, un drôle de personnage.

C’était une espèce de nain, habillé comme un garçon de ferme, son gilet  était brodé de
motifs qui ressemblaient à des feuilles de lierre, et il portait avec élégance un feutre à larges bords. Quand il releva la tête pour regarder Marion, l’enfant  découvrit  une face fripée qui lui souriait malicieusement. Des yeux bridés du gnome filtrait une étrange lumière.
Marion lui trouva un visage de fouine, mais non… et elle se mit à  frissonner… le visage du garçon ressemblait à une face de rat ! Elle se serra
encore plus fort contre la poitrine de la Jeanne.

Marion avait vu Razunellou !

Un dimanche à Trémelin

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Un dimanche à Trémelin

 

 

Un dimanche de septembre, en pays de Brocéliande sur le domaine de Trémelin, quelques artistes désireux de s’exposer se sont donné
rendez-vous. Je les ai rejoints, et dès l’aube nous  avons  sorti toiles et chevalets pour aller à la
rencontre du public.

Du matin au soir le monde des humains s’est activé, chacun à sa façon, sur ce site où la roche

et la lande se partagent le terrain. Les jours ordinaires, l’appel de la nature  invite
le flâneur  à pousser la balade dans les bois environnants ou autour de l’étang, mais ce dimanche était mis sous le signe du sport. Je me suis
demandée si le petit monde parallèle des créatures de la lande allait parvenir à ignorer cette agitation diurne. Telles des  pierres tapies derrière
les ajoncs épineux, elles ont attendu la fin du jour pour s’emparer de ce coin de Bretagne, et  jouer leurs tours de lutins  aux derniers promeneurs.

En matinée la place était aux sportifs qui participaient au Trail des Légendes de Brocéliande. Le midi et l’après midi l’ambiance fut
joyeuse dans les restaurants du site ;  un esprit de guinguette et de bal musette imprégnait les lieux.

Il y a eu du passage, le temps s’est montré clément… quelques gouttes n’ont pas réussi à perturber l’ambiance festive.

Le vent a dispersé les nuages et le soir, après l’envol des danseurs et des dernières notes de musique, les lieux se sont enveloppés
d’un calme magique, teinté de douceur.

 

C’est à cette heure, entre chien et loups, qu’une jeune femme est venue promener son berger belge et son dogue. Ces animaux, vraiment
impressionnants, étaient fort contrariés d’être tenus en laisse. Ils étaient visiblement  habitués à courir sans entrave dans ce lieu habituellement
désert en cette heure tardive.

La jeune femme est passée plusieurs fois devant moi, elle a tourné autour du barnum, s’est éloignée  puis est revenue, elle a tourné encore tout en me regardant avec insistance.  Nous avons finalement engagé la
conversation et avons parlé couleurs, j’étais là pour ça…je la sentais en attente d’une question, une question qu’elle n’osait pas me poser ; étrange impression…

Tout à coup, au milieu d’une phrase, elle s’est interrompue. Elle est restée debout, pensive alors que ses chiens tiraient sauvagement
sur leur laisse. Elle a tourné les talons sans ajouter un mot et s’est dirigée vers son véhicule, où elle a enfermé ses chiens.

 

L’heure était venue d’emporter mes tableaux ; le public s’était volatilisé, le site pouvait retrouver son calme et
à s’ouvrir aux malicieux Korrigans.  Je suis passée devant une voiture où  les deux chiens aboyaient
furieusement à chacune de mes allées et venues. Leur maîtresse se promenait non loin. Elle semblait surveiller la manutention de mon équipement d’artiste.  

« Etonnant, ai-je pensé, d’habitudes les animaux ne montrent aucune agressivité à mon
égard ! »

Ceux-là n’aboyaient que sur moi et avec une bonne dose de fureur. Etaient-ils les cerbères des lieux ? En quoi ma présence
réveillait-elle leur agressivité et l’inquiétude de leur maîtresse ?

Au dernier de mes trajets la maîtresse des chiens s’est dirigée vers moi et a osé me poser la question qui la torturait :

– Avez vous retrouvé votre enfant ?

– Quel enfant ?

– Celui que vous cherchiez hier soir.

– Où ?

– Ici ! votre enfant avait disparu. Vous l’avez cherché et appelé toute la soirée.

– Mais je n’étais pas là hier soir. Mes enfants sont maintenant bien grands, ils ne m’accompagnent plus depuis longtemps !

– Pourtant c’est bien vous que j’ai vue hier soir. Je ne vous ai pas  
oubliée ; vous étiez bouleversée. J’ai pensé à vous toute la nuit.

– Je vous assure que je n’étais pas là… j’ai eu l’intention de venir repérer les lieux, mais je ne l’ai pas fait !

– Bizarre… j’aurais juré que c’était vous. La même silhouette, le même visage, la même coupe de cheveux, les mêmes lunettes.

– Alors vous avez rencontré mon sosie.

Elle ne m’a pas crue, visiblement elle ne m’a pas crue…elle est montée dans sa voiture

en emportant une fausse image de moi ; l’image d’une mère affreusement insensible, qui un jour perd son enfant,  ne le retrouve pas, et le lendemain poursuit ses activités comme si de rien n’était.

Sur le coup cette conversation m’a amusée, mais lorsque j’y pense et que j’imagine tous les

êtres qui hier, aujourd’hui, demain se sont croisés, se croisent  ou se croiseront sur ce
site, cet

enchevêtrement de destins dissemblables ou de superposition de périodes différentes de la vie d’une même personne, je me dis que par
l’esprit  des vies qui s’ignorent  peuvent se côtoyer, cohabiter …mystère du temps aboli.

 

Jeune maman, je venais à Trémelin avec mes enfants. Le domaine leur offrait un espace pour jouer sans une surveillance trop
rapprochée. Images du bonheur familial, images du passé, images de l’oubli…l’enfant que nous n’avons pas pu voir jouer et grandir, ni ici,

ni ailleurs ; cette enfant à laquelle je pense quand l’heure est au chagrin, quand la

pensée file vers l’absence et que seule l’imagination peut recréer la trame déchirée de la vie.

 

Je suis venue ici pour partager avec mes semblables ma passion des couleurs et ma sensibilité.

C’est ce que je croyais….j’avais en fait rendez-vous avec l’absence de mon enfant.

Alors, était-ce moi qui appelais mon enfant perdue ?

La  réponse  me brûlait les lèvres :

 

 » Non Madame, mon enfant ne  reviendra plus jamais. »

 

 

Carmen Pennarun