Un dimanche à Trémelin
Un dimanche de septembre, en pays de Brocéliande sur le domaine de Trémelin, quelques artistes désireux de s’exposer se sont donné
rendez-vous. Je les ai rejoints, et dès l’aube nous avons sorti toiles et chevalets pour aller à la
rencontre du public.
Du matin au soir le monde des humains s’est activé, chacun à sa façon, sur ce site où la roche
et la lande se partagent le terrain. Les jours ordinaires, l’appel de la nature invite
le flâneur à pousser la balade dans les bois environnants ou autour de l’étang, mais ce dimanche était mis sous le signe du sport. Je me suis
demandée si le petit monde parallèle des créatures de la lande allait parvenir à ignorer cette agitation diurne. Telles des pierres tapies derrière
les ajoncs épineux, elles ont attendu la fin du jour pour s’emparer de ce coin de Bretagne, et jouer leurs tours de lutins aux derniers promeneurs.
En matinée la place était aux sportifs qui participaient au Trail des Légendes de Brocéliande. Le midi et l’après midi l’ambiance fut
joyeuse dans les restaurants du site ; un esprit de guinguette et de bal musette imprégnait les lieux.
Il y a eu du passage, le temps s’est montré clément… quelques gouttes n’ont pas réussi à perturber l’ambiance festive.
Le vent a dispersé les nuages et le soir, après l’envol des danseurs et des dernières notes de musique, les lieux se sont enveloppés
d’un calme magique, teinté de douceur.
C’est à cette heure, entre chien et loups, qu’une jeune femme est venue promener son berger belge et son dogue. Ces animaux, vraiment
impressionnants, étaient fort contrariés d’être tenus en laisse. Ils étaient visiblement habitués à courir sans entrave dans ce lieu habituellement
désert en cette heure tardive.
La jeune femme est passée plusieurs fois devant moi, elle a tourné autour du barnum, s’est éloignée puis est revenue, elle a tourné encore tout en me regardant avec insistance. Nous avons finalement engagé la
conversation et avons parlé couleurs, j’étais là pour ça…je la sentais en attente d’une question, une question qu’elle n’osait pas me poser ; étrange impression…
Tout à coup, au milieu d’une phrase, elle s’est interrompue. Elle est restée debout, pensive alors que ses chiens tiraient sauvagement
sur leur laisse. Elle a tourné les talons sans ajouter un mot et s’est dirigée vers son véhicule, où elle a enfermé ses chiens.
L’heure était venue d’emporter mes tableaux ; le public s’était volatilisé, le site pouvait retrouver son calme et
à s’ouvrir aux malicieux Korrigans. Je suis passée devant une voiture où les deux chiens aboyaient
furieusement à chacune de mes allées et venues. Leur maîtresse se promenait non loin. Elle semblait surveiller la manutention de mon équipement d’artiste.
« Etonnant, ai-je pensé, d’habitudes les animaux ne montrent aucune agressivité à mon
égard ! »
Ceux-là n’aboyaient que sur moi et avec une bonne dose de fureur. Etaient-ils les cerbères des lieux ? En quoi ma présence
réveillait-elle leur agressivité et l’inquiétude de leur maîtresse ?
Au dernier de mes trajets la maîtresse des chiens s’est dirigée vers moi et a osé me poser la question qui la torturait :
– Avez vous retrouvé votre enfant ?
– Quel enfant ?
– Celui que vous cherchiez hier soir.
– Où ?
– Ici ! votre enfant avait disparu. Vous l’avez cherché et appelé toute la soirée.
– Mais je n’étais pas là hier soir. Mes enfants sont maintenant bien grands, ils ne m’accompagnent plus depuis longtemps !
– Pourtant c’est bien vous que j’ai vue hier soir. Je ne vous ai pas
oubliée ; vous étiez bouleversée. J’ai pensé à vous toute la nuit.
– Je vous assure que je n’étais pas là… j’ai eu l’intention de venir repérer les lieux, mais je ne l’ai pas fait !
– Bizarre… j’aurais juré que c’était vous. La même silhouette, le même visage, la même coupe de cheveux, les mêmes lunettes.
– Alors vous avez rencontré mon sosie.
Elle ne m’a pas crue, visiblement elle ne m’a pas crue…elle est montée dans sa voiture
en emportant une fausse image de moi ; l’image d’une mère affreusement insensible, qui un jour perd son enfant, ne le retrouve pas, et le lendemain poursuit ses activités comme si de rien n’était.
Sur le coup cette conversation m’a amusée, mais lorsque j’y pense et que j’imagine tous les
êtres qui hier, aujourd’hui, demain se sont croisés, se croisent ou se croiseront sur ce
site, cet
enchevêtrement de destins dissemblables ou de superposition de périodes différentes de la vie d’une même personne, je me dis que par
l’esprit des vies qui s’ignorent peuvent se côtoyer, cohabiter …mystère du temps aboli.
Jeune maman, je venais à Trémelin avec mes enfants. Le domaine leur offrait un espace pour jouer sans une surveillance trop
rapprochée. Images du bonheur familial, images du passé, images de l’oubli…l’enfant que nous n’avons pas pu voir jouer et grandir, ni ici,
ni ailleurs ; cette enfant à laquelle je pense quand l’heure est au chagrin, quand la
pensée file vers l’absence et que seule l’imagination peut recréer la trame déchirée de la vie.
Je suis venue ici pour partager avec mes semblables ma passion des couleurs et ma sensibilité.
C’est ce que je croyais….j’avais en fait rendez-vous avec l’absence de mon enfant.
Alors, était-ce moi qui appelais mon enfant perdue ?
La réponse me brûlait les lèvres :
» Non Madame, mon enfant ne reviendra plus jamais. »
Carmen Pennarun