Camille Claudel

Le visage se dégage du marbre

son expression – pensive –

pénètre la structure de la matière

Conscience vive saisie par une minéralité

dont elle ne parviendra jamais à émerger

entièrement.

.
Cela lui serre le cœur

cela ne sert à rien

tout cet amour

toute cette passion

et ce carcan

impossible à pulvériser !

.
Si elle pouvait du bloc

où repose sa tête

creuser ses formes…

elle n’a même pas de buste

elle n’est même pas femme

tous ses attributs sont violés

par une loi du silence qui l’empêche

d’être

.
Si elle pouvait de ce bloc

se mouvoir et créer

Mon Dieu :

Modeler

Dégrossir

Tailler !

.
Prendre à plein corps

ces images mentales

qui la hantent

ces images mentales

qui existent

déjà

en esprit

ces images mentales

qui n’attendent

que ses mains

et la liberté

d’agir

pour naître

au monde

.
Naître au monde

duquel on l’a soustraite !

.
Elle aurait tant voulu laisser parler ses mains

consacrées au tourbillon de la création

.
Peut-on créer par les vides de son existence

une œuvre perceptible au monde qui l’attend ?

 
Carmen P.

photo de G. Pennarun, prise en juillet  2016 au Peabody Essex Museum de Salem, où se tenait une exposition : Métamorphoses, dans le secret de l’atelier de Rodin.

Chroniques de vie

Je vis entre deux hôpitaux. Dans l’un ma mère trouve le temps long entre les visites des membres de sa famille qu’elle ne reconnaît pas toujours, et puis elle oublie avoir eu ces visites. Dans l’autre mon mari se rétablit doucement.

.

Mercredi, j’attendais dans le hall de l’hôpital. J’avais un rendez-vous avec l’assistante sociale pour le suivi de ma mère.

Un homme très âgé est arrivé sur un brancard. Deux ambulanciers, un homme, une femme, jeunes et dynamiques, lui demandent s’il est déjà venu ici. « Oui, répond-il, et ma femme est hospitalisée ici ». Ils laissent le monsieur dans le couloir aux bons soins du personnel et prennent un autre brancard sur lequel est allongée une femme très âgée, elle aussi, qui doit passer une échographie. Ils lisent le nom de la dame – c’est la femme du monsieur qu’il viennent d’amener. Moment d’hésitation car ils sont pressés par temps. « Oh, et puis, au point où on en est on n’est pas à une minute près ! » dit la jeune femme. Alors, ils font marche arrière avec le brancard sortant et mettent les deux brancards côte à côte. « Regardez qui est là, Monsieur ! »

Joie du Monsieur de croiser Madame. Emotion pour moi. Double émotion, la première de constater le niveau d’empathie des personnes qui s’occupent des personnes âgées, la seconde de me dire qu’un instant bonheur peut tenir dans un bref instant où deux brancards se croisent.

Je ne sais pas si vous vous êtes sûrs de votre vie, de vos croyances, de ce qui contribue au bonheur, moi je ne sais plus et j’ai l’âme à vif, toujours plus à vif à chaque scène de ce genre.

*

Que dire de l’autre hôpital ? Un poème, peut-être ?

.

Il plane un air de renouveau

au goût d’automne primesautier

quand le ciel bleu transgresse l’orage

et que l’homme – décidément amoureux –

souhaite prendre la clef des champs

avec son coeur en bandoulière

.

Est-ce bien raisonnable ?

.

C.P.

Photo de Jean-Luc Barré

Est-ce le bonheur ?

 

Est-ce le bonheur

d’avancer sans allégresse

d’oublier le timbre de sa propre voix

de ne plus entendre de chant, là, à l’intérieur

de manquer des marches au rythme de sa foi ?

.

Est-ce le bonheur

de frissonner d’émotion à tout instant

de ressentir – à fleur de peau – la peine et la joie

sans parvenir à lier ces émotions aux cycles de la vie ?

Notre esprit semble devenir un champ de négation

alors que seule l’abnégation allègerait ses tourments

.

Est-ce le bonheur

de paraître immobile alors qu’un torrent

force le barrage de ma réserve – un corps (é) ruptible

.

Est-ce le bonheur

d’entretenir ses mots par une culture inadaptée ?

La parole n’est pas une plante destinée à vivre en serre

son règne croît avec le vent et frôle tout ce qui tremble

elle participe à l’ambiguïté d’Etre. Sa reconnaissance caresse

l’éclat de la fleur qui s’ouvre et sème pollen puis progresse

jusqu’à la patience du papillon déployant ses ailes

hors du silence de la chrysalide

dans le vivant instant

fol en risques

.

La parole comme l’âme est de tout lieu

elle accompagne l’angoisse de la métamorphose

.

et le corps tressaille face au choix de la soumission

 

.

Carmen P.

 

 

.

 

Le puisatier des mots

 

Je tombe dans les mots

– une chute aberrante –

c’est comme si je me laissais choir

au fond d’un puits.

.

Pourquoi ne parle-t-on pas

de la plainte de nos ailes

impuissantes à relever

les milliers de pépites

jusqu’à hauteur de jour ?

.

Le poète est un puisatier

il mine ses forces vives

en sondant l’abîme en lui

alors que chaque aube

réveille des merveilles

il suffit d’être là, présence,

pour que le coeur soit de la fête.

.

Nul besoin d’indicateur de direction

le fléchage cloue nos vie aux panneaux

et l’instant bonheur s’en va

courir d’autres sous-bois.

.

Carmen P.
Illustration : Dorina Costras

Réserves de l’auteur

 

Chaque mot crayonné sur le papier
se rétracte comme un coup d’effroi
Tu désirais épingler ce spécimen
et tu frémis d’avoir à le saisir vivant
Tu refuses de le convertir par l’alchimie du verbe
au brasier des émotions antérieures
où périssent inlassablement les souvenirs
Ton geste – une rature temporelle –
ne parvient qu’à projeter ce qui vibre
vers l’inanimé et l’iridescence tombe en poussière
Tout ce qui brille dans l’eau devient terne hors de cet élément
Laisse les angoisses traverser l’espace noctambule
contente toi d’agiter les franges de l’aube en signe de reconnaissance
Ô peur, laisse le trouble de l’inconscience libérer sa prise
permets lui de se dissiper dans la nature du maintenant
Il n’y a pas d’instant propre à rincer le linceul
quand la soif de croiser l’éclair de l’amour
au mille visages – dans l’évidence du chagrin
et la sérénité face à l’abandon – retient la plume

.
Carmen P.

illustration : Jimmy Lawlor

Vacances

 

Temps de vacances

la nature se savoure vive

dans la lumière de l’été

loin des artifices de l’écran

 

Un thé en terrasse

une marche tranquille

sur les chemins des douaniers

— Vacuité de l’instant ! –

 

Septembre récoltera les fruits

et viendra bien assez tôt

je n’oublie pas les mots

mais je m’accorde une pause.

.

C.P.

tableau : Irving Ramsey Wiles

Séparation

 

Ils sont repartis

la famille soudain rapetisse

l’horizon a des limites

que l’amour ne parvient pas

à rapprocher

.

La distance s’annule d’un saut de puce

mais en attendant que puce s’envole

elle étire comme un fleuve

la sérénité de ta vie

et s’en vient remplir

mon coeur

d’un océan de patience

.

C.P.

Il serait temps

Il serait temps
d’ouvrir en moi une lucarne
de penser à la brèche d’une meurtrière
d’imaginer une fente
une faille
Il serait temps
de s’ aider d’une déchirure – celle du dernier recours –
Il serait temps
mais tout dépend de la résistance des matériaux
avec lesquels j’ai construit mes murs. Aïe !
Dans le froid de la salle de garde
j’hésite à poser boucliers
à les troquer contre des bulles
que le vent pousserait à l’envol
et que la lumière chatouillerait

Je suis une matricule de ‘pôle aime’
qu’une bulle d’opale promène
dans le ciel hors du temps
en sales heures estivales

Sorry !

Aucun jardinier – à moins d’être magicien –
ne saurait récolter mes bulles dans son panier

La tristesse parfois est libre comme l’air !

.
C.P.

illustration : Pablo S. Errero

L’été en robe légère

L’été est une saison trompeuse
où fleurissent les robes légères
les regards changent de trajectoire
les véhicules oublient leur destination
ils s’offrent un p’tit tour supplémentaire
La vue troublée escorte la pensée,
poursuit chimère, ne tourne pas rond.
 
Il y a erreur sur la personne
la beauté depuis longtemps
s’est envolée, elle demeure
dans le sillage de cotonnade
derrière lui, alors que vie fuse
vers l’avant et que tangue le témoin
dans la lumière à contre-jour.
 
Cette femme n’engrange les soleils
qu’au fond d’elle-même , elle déploie
ses pages en dedans et garde son livre
fermé comme un jardin des floraisons
que seule l’ invisibilité consacre.
 
Ces regards, elle ne les voit pas
Ses fils et leur père les saisissent pour elle
qui ne vit qu’une robe à la fois
dans l’éphémère de la saison
d’ailleurs
ce n’est pas une robe d’été qu’elle porte
c’est le poids léger de l’amour
dont elle éprouve toute l’amplitude.
 
Si la robe crée la féminité elle peut l’abandonner
aux vents, aux oiseaux, au parterre champêtre, aux rêves
tandis qu’elle traversera nue l’espace amoureusement
bleu de ses lands de celtitude à l’ombre des monolithes
que sont les pierres d’ancrage de sa famille
 
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Carmen P.