Prénom : Lucas

Ce n’est pas un dédoublement de personnalité, même si le phénomène peut paraître étrange à l’entendement ordinaire.
Tout se passe comme si il y avait quelqu’un en moi pour qui le prénom « Lucas » était familier.
Le simple fait de le prononcer revient à tirer sur un fil à bâtir et tous les souvenirs imaginaires
échappés d’un ouvrage dont la réalisation m’échappe viennent filer doux leurs soupirs.
Ce prénom, que je ne prononce jamais, vient mourir sur mes lèvres ; il esquisse, sur la langue du cœur, une présence faite de rêves non concrétisés.
Les rêves d’un ancêtre dont je ne serais pas l’unique héritière, mais envers qui j’aurais des devoirs en tant qu’exécuteur testamentaire.
Je dis « Lucas » et je pense peinture, une peinture comme une immense toile d’araignée dans laquelle je me prends les pieds, car la peur m’y enferre, alors que j’ai à l’esprit la conscience de pouvoir rebondir.
Ce prénom appelle une réponse. N’attend qu’un Oui. Lucas est un cri qui ne peut qu’être entendu.
Ce n’est pas le cri du nouveau né, celui qui annonce l’inspire et qui met en route le mécanisme de la vie,
c’est un cri plus mûr, plus rauque, un cri venu du profond du non-être. Un cri qui retourne notre propre terre,
à la recherche de ce qui ne peut plus souffrir l’enfouissement.

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Carmen P.
illustration : Plinio Nomellini

L’Ensauvagé d’Héloïse Combes

L’Ensauvagé écrit par Héloïse Combes et publié chez Marivole.

L’enfance de François et Lise s’écoule , heureuse et semi vagabonde, entre l’amour d’un mère au tempérament limpide et gai qui leur laisse entière liberté pour explorer la campagne autour de Gargilesse où ils habitent, et l’attrait de cette nature qui les imprègnera à vie. Cette nature si généreuse leur offre ses chemins envahis de ronces, ses entrelacs de branches, ses essences variées, ses pierres abandonnées – autant de multiples refuges pour ces petits Robinsons qui découvrent un impérissable sentiment de toute puissance, d’équilibre affectif, dans ce monde pour peu qu’il demeure naturel et authentique.

L’Ensauvagé est écrit à la deuxième personne, car la narratrice, Lise, s’adresse à ce frère, trop tôt disparu, ce jumeau de cœur qu’elle n’oubliera jamais et à qui elle dédie le livre, ainsi qu’à « tous ses frères sauvages du Berry ».

Dans le village de Gargilesse les enfants côtoient des adultes qui ont fait le choix – ou non – de vivre, retirés, dans cette région et qui, comme eux, chacun à leur façon, ont appris à entendre, à comprendre, à faire corps avec le paysage.
Cette enfance sauvage n’a cependant pas permis à François d’inscrire ses rêves dans un projet de vie ordinaire. Mener un jour une existence conventionnelle lui était impossible. Il est revenu au village cependant, après en avoir été éloigné par un père inquiet. Il est revenu, tenter de vivre une existence marginale, mais son âme vagabonde l’a emporté vers d’autres lieux, ignorés de tous. Emporté, comme saisi par l’apparition d’un double arc-en-ciel au-dessus des champs. Certains êtres ont cela d’extraordinaire qu’ils fondent leur vie sur la poésie d’un instant.
Lise est restée seule à habiter le village, endossant la magie du présent, tout en portant, par son souffle de vie même, l’amour suspendu au souvenir de ce « frère au talent singulier ».

Ce livre est un enchantement. Un texte à comprendre avec le cœur ; certains êtres ont ce pouvoir d’obéir à des signes que les autres personnes ignorent.
Le visage de l’enfant de première de couverture paraît familier, son regard profond, pourtant éloigné, nous semble si proche.

Un extrait du livre :
« Je ne sais alors ce qui me serre le plus le cœur. Est-ce le fait d’être la seule, l’unique, à connaître ton antre secret, ce drôle de havre en pagaille où, placé sous la protection du Chêne Eclat, ton garde pourfendu, tu passes les nuits clandestines. Est-ce la lumière et cette impression de silence par-delà la musique du réel, comme si nous vivions un moment qui serait à la fois en dehors de l’imaginable et au centre de tout. Est-ce la vision de ce bouquet de fleurs, ce bleu limpide et comme vivant, ce bleu qui, une fraction de seconde, m’a bousculée comme si tout découlait de lui ou qu’il contenait tout en lui, les sons et ce silence, la lumière d’automne et en filigrane une autre lumière encore plus douce, notre enfance déjà en train de s’effacer et pourtant souveraine, une impression que nous pourrions mourir dans l’instant, disparaître de la surface de la terre tout en y demeurant, une sensation à la fois toute simple et vertigineuse d’éternité. »

Carmen Pennarun

Sauras-tu ?

Sauras-tu grandir jusqu’à ce chant d’oiseau
sans maudire le vacarme
des vagues qui charrient la falaise
Sauras-tu attendre
les épousailles du soleil avec les dunes
Sauras-tu supporter
les marées hurlantes de l’hiver
les remous insistants du mésaise
Sauras-tu te hisser
jusqu’à l’insupportable
et enfin délivré
assis près des brisants
compter les aubes qui ne cessent de renaître
et bénir la mer de tous les oublis
où s’envasent tant d’épaves ?

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Carmen P.
peinture : oil on wood panel de Stanka Kordic

Tigres de paille

Ces textes, regroupés ici, ne sont pas gais. Ils parlent de vie, pourtant.
Promis, les suivants, déjà écrits, seront plus légers !

I
rêve

J’allais par les méandres
de mon esprit endormi
partir pour un voyage
avec tous mes enfants
et même avec la « petite »
qui n’est pas encore née.
Par cette nuit de neige
je ne l’avais pas habillée
et ma mère me prodiguait
des conseils pour sa sécurité.
.
Elle était là, ma mère
debout, lucide, et jeune…
Oubliée la chaise roulante !
.
Le rêve est la maladie de mémoire
des jours qu’Alzheimer déforme.
Ainsi, aux petits pas des nuits
et des jours qui se suivent
se recrée l’équilibre d’une vie
digne de ton nom, maman,
et je dirai à ta famille
et même à l’enfant
qu’un ventre maternel cocoone,
là-bas, loin de nous seuls,
combien tu fus, pour nous tous,
une mère attentive et aimante.

II
Bernadette

Quand il faut nourrir sa mère comme une enfant,
l’entendre pleurer et appeler sa maman,
on voudrait pouvoir restaurer ses cellules,
dissoudre les chagrins, les peurs cristallisés.
Mais cela ne se peut car un « aimant » plus fort
s’est emparé d’une âme – en passant par le corps,
et toutes les déchéances ici-bas
ne sont que pénible ascension
vers une vie redoutée qu’on ignore.
Les acteurs, dans les coulisses,
tremblent derrière cette tragédie
minutieusement orchestrée
elle défie leur entendement

l’horloge compte des secondes d’éternité douloureuses.

III
Madeleine

« La vieillesse, c’est l’hiver pour les ignorants et le temps des moissons pour les sages », nous dit un proverbe.
La vieille femme s’agite dans son sommeil. De ce lit sécurisé, où il ne lui est même plus possible d’atteindre le téléphone, elle songe à joindre son fils aîné, afin de lui dire qu’elle n’est pas bien, ici ! Ses pensées transpercent le plafond, lévitent au-dessus de la ville, évitent la rocade, survolent les champs et atteignent le sommeil de sa belle-fille.
Message transmis.
Sa belle-fille réveille son mari, et lui annonce : « Ta mère souhaite te parler ! »
Par discrétion, elle a oublié de demander à sa belle-mère ce qu’elle voulait dire à son fils. Le message est donc incomplet. Vraiment, il lui faudra apprendre à poser les bonnes questions, en rêve, afin de devenir une messagère efficace !
Pour en revenir au proverbe, la moisson ne peut plus – dans la réalité de l’existence terrestre – se faire dans la vieillesse. La moisson est de tous les jours, elle accompagne la vie. Aujourd’hui on glane ce qu’on a semé hier. On s’active tant que le corps le permet. Il en faut de l’énergie pour moissonner, autant que pour labourer, à moins de recruter des saisonniers (mais là, est un autre sujet).
En plein champ, au sommet d’une meule de paille, la vieille femme serait reine, laissant à d’autres le labeur, à elle la perception de cette scène de vie agricole…. Mais ici, dans cet Ehpad, elle est tigre de paille et rugit son impuissance.

IV
Joseph

Il a pris son lit et l’a mis dans le salon.
Après soixante ans de nuits communes
il ne dormira plus jamais avec sa femme.
Les cris, les pleurs, les paroles décousues
ne lui apportent que souffrance, et rajoutent
de la confusion dans cette maison que la vie
déserte, laissant le champ libre à la déraison.
Les délires de l’une, après l’insomnie, jettent
l’autre, épuisé, si l’engourdissement le gagne,
dans les catacombes des cauchemars d’où
il ne sort que pour sombrer dans la folie
d’un jour qui a tout d’une jungle…

V
sursaut

Elle avait donné, et son corps vieillissant tentait de reprendre, à rebours du temps,
toutes les bénédictions accordées par le simple fait qu’elle leur ait donné la vie.
N’était-elle pas source ?
L’eau lui était redevable des poissons qu’elle se devait de ferrer avant de partir.

VI
espérance

On peut saisir, par temps d’amertume, le reflet d’un ange dans une flaque de pétrole…
Malgré le noir venu mazouter les œuvres blanches que le temps dégrade,
surgit, inespéré, un liseré chahuté par une vague improbable.
Il vient déposer son offrande de lumière aux pieds du vagabond de l’âme.

Carmen P.

Du sens poétique de la marche…

1

En début de promenade, elle aimait sentir la résonance du chemin sous ses talons. La voix du sol, disait-elle, lui renvoyait l’écho de ses tensions.
Là, au coeur de la nature, elle adressait au ciel une volée de bois vert, et c’est la terre qui lui donnait la réplique, pas à pas, jusqu’à ce que les intonations deviennent de plus en plus feutrées, jusqu’à ce que le rythme de la marche et l’écho de la terre se confondent dans un même ruissellement de temps.

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Carmen P.
photo : Boris Pasmonkov

*

2

du sol
la vibration
lance l’impulsion
le long de l’arbre
vertébral
elle se propage
jusqu’à la note
de tête
puis se libère
aérienne
comme un sans souci
bohème
au bout d’un fil à plume
– le tuteur impossible
qui la brimbale –

la vie suppose
des équilibres
qui défient
le tassement
naturel
elle installe
notre statique
au son d’un rythme
intimiste

cette onde porteuse
est un mécanisme
qui au lieu de tourner
nous élongue d’une prouesse
nous maintient comme un cairn
– malgré le vacillement –
nous accorde au flux
que notre propre souffle
alimente comme phloème

.
Carmen P.
illustration : Lucia Griffo

Jaune, atmosphère

Surprenante traversée de jour sépia
aux heures saturées d’une brume ocre
Est-ce nous qui traversons l’espace
sirupeux ou lui qui nous transperce ?
Le sentiment d’étrangeté est-il en nous
ou sont-ce les particules de l’air
soudainement devenu plus dense
qui nous pèse — nous soupèse —

Par la force du filtre nous paraissons teintés
par l’atmosphère, nous devenons pareils
à des personnages d’argile, jaunes.
Atmosphère ! Atmosphère !
Serions-nous des corps d’atmosphère ?

Nous sommes d’ici et de maintenant
et le jour est jaune, désespérément jaune…
Faut-il avancer en caressant les murs
qui ne reflètent aucune lumière
ou plonger dans ce bain saumâtre
comme si de rien n’était ?

Une couleur ne peut nous dissoudre
En attendant que l’opacité se dissipe
nous pouvons être une bulle de lumière
dans l’œil d’un jour au ciel champagne !

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C.P. lundi 16 octobre 2017

Regard

Il portait son regard à distance
bien au-delà des mémoires obscures
Sur ces rives peu parvenaient à le suivre.
L’imaginaire qui infléchissait ses pensées
ravaudait la cécité coutumière et les rêves
devenus cellules réfléchissantes ajustaient la vue
au chant pacifié de l’Univers. Les volets
de l’inconscience ouvrirent leurs battants
juste avant que n’expire la nuit
sur les flancs de lumière
du jour inespéré

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Carmen P.
tableau : Caspar David Friedrich

Vacances

 

Temps de vacances

la nature se savoure vive

dans la lumière de l’été

loin des artifices de l’écran

 

Un thé en terrasse

une marche tranquille

sur les chemins des douaniers

— Vacuité de l’instant ! –

 

Septembre récoltera les fruits

et viendra bien assez tôt

je n’oublie pas les mots

mais je m’accorde une pause.

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C.P.

tableau : Irving Ramsey Wiles

L’été en robe légère

L’été est une saison trompeuse
où fleurissent les robes légères
les regards changent de trajectoire
les véhicules oublient leur destination
ils s’offrent un p’tit tour supplémentaire
La vue troublée escorte la pensée,
poursuit chimère, ne tourne pas rond.
 
Il y a erreur sur la personne
la beauté depuis longtemps
s’est envolée, elle demeure
dans le sillage de cotonnade
derrière lui, alors que vie fuse
vers l’avant et que tangue le témoin
dans la lumière à contre-jour.
 
Cette femme n’engrange les soleils
qu’au fond d’elle-même , elle déploie
ses pages en dedans et garde son livre
fermé comme un jardin des floraisons
que seule l’ invisibilité consacre.
 
Ces regards, elle ne les voit pas
Ses fils et leur père les saisissent pour elle
qui ne vit qu’une robe à la fois
dans l’éphémère de la saison
d’ailleurs
ce n’est pas une robe d’été qu’elle porte
c’est le poids léger de l’amour
dont elle éprouve toute l’amplitude.
 
Si la robe crée la féminité elle peut l’abandonner
aux vents, aux oiseaux, au parterre champêtre, aux rêves
tandis qu’elle traversera nue l’espace amoureusement
bleu de ses lands de celtitude à l’ombre des monolithes
que sont les pierres d’ancrage de sa famille
 
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Carmen P.