oeuvre d’Alechsinsky qui a inspiré le texte
Volturno
Novembre est le mois noir où le ciel s’ouvre à la tourmente d’équinoxe… les âmes des péris en mer seraient-elles blanches des terreurs qu’elles nous inspirent ? Le noir est une couleur de saison qui nous protège d’un blanc trop lumineux. Se pourrait-il que notre œil, à certains moments de notre vie, ne puisse le fixer ?
Me vient à l’esprit la vision du paquebot noir ; le Volturno. Parti de Rotterdam, chargé d’immigrés et de produits hautement inflammables, il voguait vers New York qu’il n’atteignit jamais. Onze navires sont venus à son secours, mais le naufrage était inévitable, et envoyer des canots de sauvetage, au vu de la puissance des vagues, était pure folie que les hommes, dans leur panique, ont tentée. Onze navires… … et moi je lance un SOS, attendant passivement une aide extérieure, au lieu de sonder ma tempête intérieure, au lieu de retrouver la confiance qui était mienne, dans l’enfance, quand je savais cueillir les grappes d’étoiles et que l’inconnu m’apparaissait comme une corne d’abondance riche d’expériences excitantes !
Je suis le cargo noir et mes signaux de détresse se noient dans la nuit. Je repousse mon avenir comme un horizon à grands coups d’hélice. Ma vie est un navire, un espace carcéral que j’ouvre, en pensées, à l’infini liberté du monde. Mes rêves sont des otages dociles en quête d’un ailleurs auquel ils ne croient plus. J’imagine le grand large, je crois espérer mais, d’escale en escale, je m’enfonce dans un monde intérieur de renoncement et mes cales sont remplies de chimères.
Dans la mer démontée de la vie, je ne suis qu’un fétu… une écorce légère, un simple bois flotté qui n’offre aucune résistance. Même si j’étais arbre aux racines puissantes je ne serais rien face à la force des éléments, car le terrain sur lequel je suis planté glisse, impitoyablement.
Chacun rêve de maîtriser les forces élémentaires et, si le hasard lui permet de les éviter, il se pense invulnérable, mais la lecture de la nature, ou de toute œuvre d’art qui nous transporte, nous met face à la réalité. Elle est toute autre.
La joie apparaît par intermittences mais ne demeure pas. Le bonheur, comme une lueur, surgit de la nuit, un instant, et y retourne. Le noir n’est pas une demeure à vie, il est juste la lisière de notre appréhension à vivre, un moment de confrontation avec le manque absolu de lumière — un manque sidéral, comme l’espace qui sépare, ou unit, deux étoiles.
Où est le blanc, où est le noir, quand la masse d’énergie qui soulève, vague après vague, le paquebot que je dessine, se fait successivement violence et calme ? L’obscur est en soi, dans ce corps sans lumière. J’accorde la vie au dehors, au monde extérieur, lui seul semble posséder la clarté que je me refuse.
« L’encre de Chine est une drogue dure » disait Alechinsky. Alors j’y tremperai mon calame et, le sens de l’existence qui m’échappe, je l’écrirai par de simples traits sur les blancs d’une feuille. Ils me permettront, peut-être, de concilier la violence et la paix, la beauté que j’entrevois et la mort qui m’envoûte, le dedans de la tristesse et le dehors de la joie, la nuit d’encre et la voie lactée de mes espoirs.
Volturno, tant de solitude pour un paquebot qui a vu l’océan basculer dans le vide ! Pourtant, la solitude a quelque chose de fini incompatible avec l’infini qui l’absorbe.
Ma solitude attend le creux de la vague et ne s’inquiètera pas du retour de la tempête. Je laisse les pensées de terre et je m’offre le point de vue du grand large, dessin après dessin, avec au cœur, l’imagination d’un bateau filant vers un ciel immense. Dans le blanc d’une feuille-mer froissée, le steamer déploie le panache de sa fumée — noir de carbone.