L’enfant de Syracuse (le crime)

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L’enfant de Syracuse (suite)

Crouse Avenue. Six p.m. Ce n’était pas la bonne heure  pour intervenir. Trop d’animation encore. Lucas passait le temps en exécutant  des figures sur son skate. Par moments il s’immobilisait et cherchait un signe, un  quelconque augure qui pourrait le dispenser d’agir. Il se sentait mal à l’aise. Plus il  attendait,  plus son malaise grandissait. Il n’aurait pas dû venir sur place avant la nuit tombée. Son mental, pourtant décidé à l’action, ne supportait plus cette inhibition qu’il s’imposait.  Pourquoi était-il arrivé si tôt ?

Son regard balaya le ciel, un vol d’oiseaux l’intrigua. Le toit de la tour la plus élevée servait de piste d’envol à une colonie d’oiseaux. Tous partaient d’un même élan et décrivaient une ellipse. Au point le plus éloigné de sa trajectoire le groupe se séparait, alors que certains disparaissaient dans le bleu du couchant, les autres revenaient vers le toit. Le manège se répéta plusieurs fois. À chaque échappée l’ellipse prenait de l’envergure et le groupe qui revenait sur le toit s’amenuisait. Ce spectacle réveilla chez Lucas son désir d’envol. Il ne pouvait  détacher ses pensées de la poignée d’oiseaux qui restait sur le toit et il se demandait : « S’il doit en rester un, est-ce le plus faible ? Est-ce le plus fort de la bande ? »  Ce ballet aérien renforça son inconfort, il fallait qu’il bouge, qu’il quitte Crouse Avenue. Obéissant à son impulsion il se dirigea vers Armory Square. Là, le quartier avait dû retrouver son calme et il rencontrerait certainement une vieille dame échappée de la foule agitée que la journée avait charriée. Un oiseau solitaire. Comme lui.

Lucas reprit son souffle, l’angoisse lui faisait découvrir des sensations qu’il ignorait jusqu’à ce jour. Adossé contre un mur, il essayait de se faire oublier. Se dissoudre dans les couleurs de sa ville. Se laisser absorber par son histoire. Devenir une ombre au goût de sel. Salt City, sa ville. N’être qu’une émergence de Salt City. Un absent dans ce décor, sans plus de consistance qu’un fantôme du passé ou un avatar du futur. Dans ses oreillettes résonnait King of Pop et son cœur s’obstinait à battre à tout rompre. Contre ses tempes, le sang affluait au rythme d’un torrent. Agir ! Il reconnut sa victime, elle portait un sac gris tel qu’il l’avait imaginé. Foncer. Il donna une impulsion à son skate : il était parti.  Parti pour s’emparer de son trophée sans penser à quiconque. Il l’avait ! La résistance n’entrait pas en ligne de compte, seul le mouvement avait de l’importance. Le mouvement et l’intention. La célérité pas la réflexion. Il entendit un cri, un choc mat. Tout cela était derrière lui. Son salut était dans la fuite, en avant.

Quand il se sentit hors d’atteinte, il s’arrêta, enleva son blouson et le balança avec le sac et le skate entre un panneau publicitaire et une distributrice de journaux. Il les retrouverait plus tard. Il fallait qu’il fasse demi-tour. Ce bruit mat, maintenant qu’il ne fuyait plus, lui revenait à l’esprit.  Il n’eut pas de mal à l’associer rétrospectivement à la résistance ressentie, et lui revint la violence de son geste.  Et si la vieille dame était tombée ? Il se devait d’aller voir. Sans le blouson et le skate on ne le reconnaîtrait pas. Tout s’était passé si vite !

 Elle était là. L’arrière de sa tête avait heurté le trottoir. Elle était consciente et elle le reconnut.

— C’était toi, dit-elle. Ni panique, ni reproche dans sa voix.

— Ne fermez pas les yeux, Mrs. Je reste auprès de vous.                                            Il Il appela les secours et resta à côté de sa victime.

Il ne lui lâcha pas la main. Quand les policiers arrivèrent, Lucas pensa : « Je suis mort, mais rien n’est fini. »

(à suivre)

L’enfant de Syracuse (Vivre à Syracuse)

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(une séquence de vie, un passage d’une nouvelle… où l’on découvre les pensées du jeune homme – celles qui ont dévié le cours de sa vie)

Avant Hillbrook, bien avant, dans un espace temps qui lui semblait à des années lumières de ces bâtiments clean mais austères, où la clarté ne parvenait pas à effacer les erreurs du passé, et leur fatales sanctions – elle en accentuait même les ombres qui de jour comme de nuit venaient hanter les consciences, saborder le moindre soupçon d’enthousiasme, recouvrir de la cendre de l’apathie toute pensée assez téméraire pour tenter de souffler aux « pensionnaires » une quelconque projection dans leur futur.

Avant Hillbrook il y avait eu Syracuse.

Syracuse et ses larges avenues où la vie pouvait s’élancer droite, mais où la tentation des déviations en tout genre fut plus forte. Quitter Salina Street pour aller contourner l’hôpital Crouse, avec la sensation d’être un jeune yankee invulnérable, écoutant de la musique underground et glisser sur son skate sans craindre le face à face avec un passant à l’angle de la rue. Seules comptent les figures – Ollie, Shove-it – qu’il pratique avec de plus en plus d’assurance et… la mission quelque peu flippante que lui avaient confiée ses nouveaux potes : piquer au passage le sac de la première vieille femme qu’il rencontrerait. Voilà bien un défi que seuls des jeunes en mal d’émotions fortes et inconscients des risques peuvent prendre. Sa conscience avait bien tenté de lui souffler prudence, mais le désir d’être intégré à un groupe de jeunes de son âge fut plus forte. Plus forte que la notoriété de ses parents, plus forte que ces valeurs que ses géniteurs avaient tenté d’appliquer dans leur vie. Cette vie, leur vie : l’incarnation de la perfection. Leur passion pour leur métier, leur enthousiasme, leur accomplissement et même leur amour qui semblait gagner en profondeur au fil des années, tout cela était trop beau aux yeux de Lucas. Le jeune homme au sortir de l’enfance, entrait dans un âge de discrétion, de questionnement, de choix, d’action. Il préférait garder pour lui ses observations, ses expériences, il lui semblait essentiel de parvenir à prendre, seul, des décisions dans lesquelles ses parents n’avaient pas à glisser un regard, bientôt suivi d’un avis qui lui collerait au mental, lui ôtant tout libre arbitre. La relation avec ses parents avait changé, mais « eux » ne s’en étaient pas encore aperçu. Leur fils restait d’une politesse exemplaire, d’une attention affectueuse  à leur égard qu’ils pensaient naturelle alors que son intérêt pour la journée qu’ils venaient de passer, et auquel ils s’empressaient de répondre, n’était que de façade. Il n’écoutait pas le long compte-rendu qu’ils lui donnaient tout en déchargeant leur voiture, tout en rangeant ici ou là quelque objet qui n’était pas à sa place dans le living. Ses parents étaient des tornades, des américains hyper actifs, cette idée le faisait sourire car combien de couples amis de ses parents, et qui leur ressemblaient beaucoup, se plaignaient d’avoir des enfants hyperactifs qui tous relevaient d’un traitement, alors qu’ils copiaient juste le débit, le survoltage de leurs parents. Mais le rythme de vie était tellement exigeant, la nécessité de maîtriser au mieux le quotidien, la tenue de la maison, qu’ils ne pouvaient nerveusement faire face, en plus, au dynamisme de leurs propres enfants. Les petits humains s’avéraient pousser de façon autrement plus remarquable et épuisante que le faisaient les plantes vertes et les chihuahuas avant que le désir d’enfant ne vienne apporter la touche finale au tableau idéal d’une vie. Lucas avait échappé à cette étiquette, il n’avait pas été nécessaire de l’équilibrer à renfort de ritaline. Enfant calme, observateur, il pouvait passer des heures à jouer avec des petites choses auxquelles il accordait le plus grand intérêt, même les graviers ramassés sur le chemin lui offraient toute la palette de leurs nuances et le comblaient, il éprouvait un vif  plaisir à les classer en fonction de leur dégradé, à les agencer comme il l’aurait fait avec de la mosaïque. S’il ne ramassait pas quelque objet qui captivait son attention, il dessinait et s’il n’avait pas crayons il observait les discussions, les expressions des adultes. Non, vraiment il n’avait jamais causé de problème à ses parents qui ne se seraient jamais imaginé que l’année de ses quatorze ans allait contrarier à ce point tout ce qu’ils croyaient savoir de leur fils, anéantir tous leurs espoirs quand au brillant avenir qu’ils avaient prévu pour lui.

Lucas était donc arrivé à l’âge où il ne souhaitait pas que ses parents se penchent trop sur sa vie… et de silence en silence il s’aperçut qu’il avait en fait bien peu de choses à cacher, sa vie était calquée sur celle de ses parents, rien ne pouvait entrer dans le domaine du secret. Il aurait pu vivre dans une tour de verre, il aurait pu montrer à tous son cadre de vie, ouvrir même le livre de ses pensées intimes à tous. Il n’avait rien à dissimuler, rien à construire, tout semblait accompli avant même d’avoir été vécu. Il fallait bien le reconnaître, il était transparent, trop sage, très ordonné et en plus brillant élève.

La transgression, la fréquentation d’individus de son âge, non surprotégés et non soumis à la camisole médicamenteuse, toutes ces composantes de la vraie vie avec du rythme, des décharges d’adrénaline était-il possible qu’elles fassent partie de son quotidien ? Pas dans son quartier en tout cas, ni dans son établissement, il lui avait fallu aller au devant d’elles et il les avait trouvées. On trouve toujours ce qu’on cherche, la vie répond à nos attentes les plus ardentes. La moindre pensée sait faire son nid dans le limon du cœur et si on l’entretient, jour après jour, il en éclot le bien ou le mal que nous avons couvé. Le mal étant le bien que nous avons appelé et par lequel il nous faut passer.

(à suivre)

Carmen P.