De nuit, deux amies sur une route

(texte onirique)
.

Elle rêvait
plongée dans le vivant du sommeil
que la pluie sur le toit figurait en débordements
Ainsi vécut-elle
au bord du lac où par le passé son père avait été englouti
heureuse

Elle rêvait
d’une direction à prendre
entre l’Est et l’Ouest
(je crois qu’elles prirent la route vers l’Ouest)
vers une ville au nom latin
oublié depuis mais elles ne perdirent
pas le goût de vivre qui résonnait
sous leurs peurs – tendu

même lorsqu’elles traversèrent
le cimetière où le prêtre
seul vivant rencontré dans la nuit
leur dit qu’elles étaient sur la bonne voie
elles ne pouvaient se tromper
en suivant la route des cent arbres
Ces arbres avaient été torturés
ils avaient subi un greffage
sur leur bois, jeunes – transfigurés
ils seraient reconnaissables
et jalonneraient leur route

L’amie était partie en auto-stop
sans voir les arbres, mais sait-on
ce que voient ceux
qui ne sont pas à nos côtés ?

Je demeurai fière d’elle
à l’arrivée je constatai qu’elle avait écrit de nombreux livres
ignorés de tous. Je les reconnus aussitôt même si son visage
ne figurait pas sur la quatrième de couverture
Elle était blonde, vive, et combien aimable
contrairement à ce qu’affirmait le chauffeur
qui décrivit la route en sa compagnie pénible
On ne porte pas le fardeau de l’imaginaire
sans qu’il paraisse « encombrant » pour ceux qui voyagent en notre compagnie

Peu importe
les livres demeurent
ils ouvrent aux lecteurs
un sens en retour
Peut-être même pourraient-ils voir
les cent arbres martyrs
et par la magie des mots parvenir
à dégrafer leurs carcans – les ramenant
à leur propre nature

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Carmen P.
Illustration : Balthus – Étude pour le Rêve I ,1935

Ils l’appelaient « le mythe »

Une nouvelle écrite pour le concours « jedeviensécrivain ».
Je vous la donne à lire !

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Ils l’appelaient « le mythe »
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De son refuge, largement ouvert à la lumière déclinante du soir, une femme à la silhouette fragile contemple le parc. Son front appuyé contre le carreau, le regard perdu dans le vague, elle ne saurait dire au visiteur ce qui attire son attention ; elle côtoie un autre monde et ne vient chercher les bruits, les mouvements du dehors, que pour mieux revenir vers sa table d’écriture où, sous la lampe à huile déjà allumée, un cahier cousu de fil – blanc, comme sa poésie – attend l’encre de ses mots. Son âme est un filet à papillon qui glane les réverbérations du néant projetées sur le monde qui l’entoure. En cet instant, pour elle, la maison est une tombe où s’éteignent les heures en douceur. Ceci est une altération de la réalité, une légende teintée de romantisme, la jeune femme, de toute évidence, scrute le chemin qui de Main Street conduit au perron des Evergreens, cette maison où vit son frère Austin avec sa femme Sue et leurs enfants. Gib est le benjamin et il rend souvent visite à sa tante. Les pensées du soir de la « dame blanche » se dirigent vers ceux qu’elle aime et qui ne vivent pas sous son toit.

Demain, elle préparera un pain à la banane. L’enfant adore tout ce que sa tante lui offre et compose de ses mains, que ce soit un gâteau ou un bouquet original qu’un petit mot accompagne… Emily sourit en pensant à Maggie, la servante qui elle, n’approuve pas cette intrusion dans son univers – une demoiselle n’a rien à faire dans une cuisine. La brave femme n’apprécie pas la préférence de l’enfant pour les recettes d’Emily. N’est-elle pas bonne cuisinière ?
Gilbert viendra demain, sautillant comme un écureuil en empruntant le sentier qui relie sa maison, les Evergreens à celle de sa tante, les Homestead. Cette allée est un cordon qui relie ceux qui s’aiment — comme des jumeaux que le sein matriciel d’un parc, magnifiquement arboré, protègerait. Ici, à Amherst, se situe le paradis des Dickinson, pour peu qu’on oublie la mort qui menace et que l’on se console, chaque jour, d’un éclat d’éternité.

Il fait froid ce soir, et l’heure est à la nostalgie. Emily revoit la précédente maison, elle s’était habituée à vivre, là-bas, dans la proximité de la mort. Au cimetière attenant, elle a vu arriver des êtres de tous les âges que des groupes éplorés accompagnaient à leur dernier voyage. Elle ne comprenait pas cette tristesse ; était-il possible que personne ne voie le défunt, avancer léger, à côté de sa famille effondrée ? Quand elle sera elle-même rappelée, elle aimerait être conduite, à travers champs, comme pour une fête, avec juste quelques proches dans le cortège, des proches dans le secret de son amitié avec la mort souveraine.

Emily a passé sa vie à questionner le silence. Les visiteurs qui viennent jusqu’à Amherst aimeraient, quand ils pénètrent dans sa chambre, l’interroger en retour, mais ils n’osent pas, leurs propos seraient trop maladroits. La femme de poésie qu’est Emily Dickinson leur est acquise. Les mots poursuivent leur lente progression vers leur intelligence, mais la femme de chair, avec sa volonté farouche de se couper du monde, reste pour eux une énigme. Peut-on s’adresser au néant quand, en face, l’interlocutrice est absence ? Il faut une sacrée dose de foi, ou une complicité particulière, pour abolir la distance et se retrouver dans la corolle du même instant, hors du temps. Afin de parer à toute indiscrétion, et par crainte de se laisser trahir par une intonation inappropriée, une jeune fille sort un calepin de son sac. Elle en arrache une page et écrit un quatrain qu’elle dépose sur la table d’écriture d’Emily, tout près de la lampe. En cet instant, les deux femmes sont seules à se voir. La troupe des autres visiteurs n’existe plus pour elles. Sans doute la poésie est-elle seule responsable de ce moment irréel ou deux êtres parviennent à briser le miroir qui sépare les deux mondes.

Voici les mots offerts à la dame blanche :

— Emily, as-tu su, à la fin du temps
quand tu as cessé de demander pourquoi
Dieu a-t-il éclairé tes angoisses
dans la belle école du ciel ?

La poétesse s’écarte de la fenêtre à guillotine. Se dirige vers le message, le lit, quand elle relève la tête son regard n’a rien perdu de sa limpidité. Elle répond :

— On me croit recluse mais l’enfermement ne me permet-il pas, sans craindre les visiteurs, que je rejoins quand il me plaît, de découvrir en moi des paysages insoupçonnés. Je porte mon attention sur l’âme, j’explore les contrées lointaines cachées dans ses replis les plus intimes. Il n’y a nul tourment en moi, même si mon territoire n’est pas plus grand que notre jardin.
Mère, qui m’a témoigné si peu d’amour, a le corps depuis quelque temps immobile. Que sais-je de son silence ? Je me surprends parfois à éprouver de la rancune. Je suis encore si prompte à la juger, alors que j’ignore ce que cet isolement contraint lui apporte comme découvertes. Peut-être me protège-t-elle, à sa façon, de ce vide, si grand, que je décline en vertiges poétiques dans lesquels il se pourrait que je sombre, un jour.
Père, par nature, était homme taciturne, pourtant la maison bruissait d’esprits brillants qu’il me plaisait d’entendre, et avec qui j’osais m’exprimer, du temps de ma jeunesse enthousiaste.
Jeux de l’esprit et tentation du vide sont les deux extrémités de la cravate sur laquelle s’amourache ma vie. Vivre est une tentative de réconciliation entre des aspirations hautes qu’il faut saisir à bras le corps et la simplicité du quotidien auquel on s’accorde, par nécessité.
Le silence est ma demeure. Le silence est une abeille qui dans les jardins terrestres butine l’éternité.

La jeune lectrice arrache une deuxième page à son carnet et écrit :

— Confondue par la souffrance
as-tu muselé les perles d’angoisse
qui pourtant te brûlaient
qui pourtant te brûlaient ?

Lentement, Emily décrypte le message puis de ses lèvres glacées laisse filer sa voix :

— L’angoisse passe, à moins qu’elle ne trouve en nous un terrain complaisant et la souffrance se métamorphose en mots, elle devient si légère qu’elle n’agite même pas l’ombre des rideaux suspendus à l’immobilité de la maison familiale. Je devine un essaim, promis au futur, gravissant les marches, foulant le tapis et froissant les rideaux de mon refuge. Ils ne me verront pas et leur curiosité viendra remplir le vide des lieux, à moins que l’amour ne les guide. Qui sait ? Il se pourrait que ces poèmes jetés sur des bouts de papier aient commencé à vivre !

« Oh, pense la jeune fille, bien sûr qu’ils vivent ! » et dans un dernier quatrain sur une troisième feuille arrachée elle note des vers où elle tente de faire passer toute son admiration :

— Cette douleur s’est fondue dans l’amour
Apaisée, elle retombe en larmes sur terre
Irriguant la glaise de ceux qui survivent
Les mains sur leurs peines et l’âme en veilleuse

Emily sourit en lisant ces mots, puis un frisson – comme un regret – la parcourt.

— Il fait froid en ce début novembre, dit-elle.. Permettez que j’enroule un châle sur mes épaules. Voyez, il a la couleur qui habillait l’érable, il y a quelques jours à peine. Il pourrait bien neiger, demain. Nous verrons la neige recouvrir nos maisons d’un silence plus absolu, encore. Le chemin « assez large pour réunir deux qui s’aiment », ne sera plus visible, mais il se pourrait que des pas y laissent leurs empreintes. Les pas de celui qui n’est pas un étranger et connaît mes larmes, Lui, qu’une vie n’a pas suffi à attendre et que j’accueille le soir en pensées.
Je l’enferme dans le cercle de mon amour avec tous ceux de ma famille. Oui, j’enferme dans mon cercle, cet homme qui s’est invité chez nous, est reparti en fermant la porte mais en emportant mon cœur.
Viendra-t-il ?
Est-ce son ombre, si longue, qui déjà avec le soir s’avance ?
Il tombera des flocons comme autant d’étoiles dans le ciel d’août, ou de pétales de roses en juin. Il tombera des flocons jusqu’à ce que la saison passe, mais les étoiles de neige, comme les roses, ne périront pas dans l’herbe lisse car Dieu consigne toute chose vive sur son irrévocable liste, et mon amour y est inscrit.

Quand la dernière visiteuse, qui n’est autre que la jeune fille au calepin, quitte les Homestead, Emily, dans sa robe de percale blanche à la collerette empesée contemple toujours le parc et son allée, où la neige n’est pas encore tombée, elle espère voir apparaître la silhouette de l’homme aimé. Tant de constance dans l’expectative ! Tant de dignité dans sa présence !

Ce n’est plus l’heure des visites et la maison retourne à son histoire, cette histoire que l’esprit d’Emily continue à entretenir.
Les années passent mais rien ne peut effacer de sa mémoire d’outre-tombe son dernier amour né de la solitude. Elle entretient cette passion comme elle soignait, de son vivant, les fleurs du jardin. Chaque parole échangée, chaque regard, chaque caresse reçue, alors qu’elle accompagnait Otis Philips dans le vestibule, tandis que Père et Austin restaient au salon et que Mère s’activait à l’office, sont des objets souvenirs, des présents, bien à elle, qu’elle emporte précieusement dans sa chambre à l’étage chaque soir de son éternelle réclusion. Elle n’est pas seule. Non. Elle est habitée par cet amour. Son Lord. Sa promesse. Il lui a promis de joindre sa vie à la sienne, si la vie le veut, mais la mort, parfois, arrive plus promptement que ne dure la vie.
L’amour est resté en bourgeon, il n’a pas connu d’été et seule, à sa fenêtre, Emily regarde le parc où les feuillus après avoir participé à la symphonie automnale s’apprêtent à entrer en hiver.
Le temps est le maître qui jamais ne prend une ride, il change la chaleur en fraîcheur et la fraîcheur se givre malgré l’intensité d’une passion. Le souvenir d’une caresse de son Lord maintient Emily hors de la nuit, dans l’attente d’une éternité d’amour où les amants resteraient liés dans la réalité d’une étreinte divine, mais c’est la mort qui triomphe, Emily, même si tu crois que la nature n’oublie aucune présence, même si tu penses que rien ne décline !

Se peut-il qu’une telle femme, ayant le don des mots et qui par le simple fait de nommer le vivant parvenait à le propulser dans le monde de l’invisible – lui conférant une dimension exceptionnelle – ait pu ignorer l’amour physique ? Oh, sa vie amoureuse ne pouvait atteindre que des sommets de sensualité, il se pourrait même qu’elle ait ignoré bien des tabous de l’époque. La petite misère de l’amour aurait suffi à son bonheur disait-elle, mais était-elle prête à quitter la sécurité de la maison familiale ? Etait-elle prête à prendre le risque de vivre l’amour, au quotidien, L’amour ne risquait-il pas de s’atténuer avec le temps ? Elle, l’éprise d’absolu, n’aurait pu le supporter. Chaque jour se devait d’être jour d’épousailles joyeuses. Pourtant, sa mère dans le mariage était si aigrie. Sue, dont l’amitié lui était si chère, Sue, la femme de son frère n’était pas heureuse non plus. Elisabeth, la femme de son Lord, celle dont elle enviait la place, n’avait d’épouse que le nom. Oh, pourquoi cette promesse de s’unir à lui, quand Elisabeth ne serait plus, ne s’est-elle jamais concrétisée ? Elle aurait pourtant eu assez d’amour pour être celle qui lui ferme les yeux, mais il n’a pas voulu.
Cet homme, dont la mort a précipité la sienne ne lui a, cependant, apporté que du bonheur. Que vaut la vie sans passion ? Et chaque passion est entière que suit une nouvelle passion. Ce n’est pas humain ! Le corps un jour ne peut plus souffrir un amour de plus. Car l’amour annonce, par sa venue même, la séparation qui le suit. Combien de fois n’a-t-elle pas vu le sol se dérober sous ses pieds ! La douleur lui est coutumière. Son Lord venait aux Homestead, comme beaucoup de relations de père ou d’Austin, il bavardait et c’était une fête pour Emily qui aimait participer aux discussions. Il lui a offert son cœur, la place la plus enviable dans ses pensées, et tant pis s’il n’a pas possédé son corps. Il a rempli son vide de bonheur, transformant sa vie en félicité. Emily pouvait vivre ainsi, son aimé sous la cloche de son foyer et elle dans l’aura de cet homme prestigieux, avec pour couronner le tout le flambeau de la poésie. Tout était parfait et même Son Vieux Voisin – Dieu – n’y trouvait rien à redire.

Les dés ont été jetés. Les poèmes sont écrits et ne pourront plus être déchirés ou subtilisés. La clef chaque jour tourne dans la serrure des Homestead, enfermant l’esprit d’Emily dans la maison qu’elle a choisi de ne jamais quitter, même par amour.

La jeune fille au calepin, appelons la Mary, se dirige après la visite de la maison de sa poétesse, vers le cimetière où repose celle qui ne s’estimait pas plus importante qu’un bouton d’or. Il ne neige pas encore, mais une brume se promène dans l’air, formant des nuages ronds comme des balles, et ces balles se déplacent à hauteur d’homme. Ne sachant pas où se trouve la tombe d’Emily, Mary décide de suivre ces égrégores vaporeux qui la guident vers l’ouest du cimetière. Ils s’immobilisent au-dessus d’un espace carré entouré d’une clôture en fer forgé munie d’un portillon. C’est ainsi, qu’elle se retrouve devant la sépulture familiale de la famille Dickinson sans avoir eu à lire les noms, à moitié effacés, gravés sur toutes les tombes du lieu . Là, se dresse – droite et simple – la pierre tombale d’Emily. Quelques objets, discrètement déposés au pied de la pierre, témoignent de la ferveur des lecteurs anonymes ou des poètes en espoir d’inspiration.
Mary se recueille un instant, mais il fait de plus en plus froid, il est plus sage de ne pas attendre la neige. En marchant d’un pas pressé dans l’allée, elle remarque l’homme étrange qui la précède. Il est déjà arrivé au portail du cimetière, elle peut voir son visage lorsqu’il se retourne pour fermer la porte. C’est un homme d’un certain âge, grand, au maintien rigide. Son visage est fin et particulièrement pâle. On le dirait guindé dans son manteau ajusté. Il est d’une élégance d’une autre époque. Il tient en laisse un chien imposant, un Terre-Neuve à la robe sombre. Comme Mary s’approche, il ne referme pas la porte, il attend que la jeune fille passe. Le chien s’impatiente mais l’homme le retient avec autorité.
— Du calme, Carlo ! lui dit-il.
Mary remercie, mais ne prête pas davantage d’attention à cette rencontre. Il fait vraiment trop froid, il faut qu’elle se réchauffe dans sa voiture et pourquoi pas qu’elle aille ensuite dans un bar où elle pourra commander un bon thé.
En cherchant sa clé dans son sac, ses doigts rencontrent un objet insolite qui la pique. Elle sort l’objet ; c’est un stylo à plume, d’un genre rétro comme ceux qu’on trempait dans des encriers, il y a quelques décennies…
— Ou plus ! lui suggère une voix malicieuse née de son esprit.
Ce n’est pas le moment de se poser des questions ! Elle entoure la plume d’un mouchoir en papier et remet l’objet dans son sac.
Vite, se dit-elle, il est temps que j’oublie ces histoires et que je pense à me réchauffer.
Elle ne tarde pas à trouver une enseigne où elle s’accorde une pause donuts et thé au lait.
Elle ne pense plus aux Homestead, pas plus au cimetière. L’instant est sacré où l’on savoure une boisson chaude et des douceurs après avoir eu bien froid. Mais son regard est attiré par un chien vautré sous une banquette et que l’agitation du lieu semble effrayer.
Ce n’est pas possible, c’est le chien de tout à l’heure !
Ce chien ne lui inspire pas confiance, il a le poil broussailleux, on ne saurait dire s’il se réveille d’un cauchemar ou s’il est lui-même le fruit d’un cauchemar. Ouf, il ne va pas rester puisque son maître le tire de sa cachette et l’entraîne dehors. Mary peut se détendre, elle en profite pour répondre à quelques texto avant de reprendre la route.

Quand elle sort du bar, la neige est tombée et recouvre déjà bien la ville et ses trottoirs . Elle roulera prudemment. En passant dans Main Street, elle tourne la tête vers la maison d’Emily. Marchant dans l’allée qui rejoint les deux maisons – les Evergreens et les Homestead – elle remarque une haute silhouette qui avance à longues enjambées et que précède un chien sombre comme une ombre. Elle reconnaît Carlo et l’homme du cimetière.
Serait-ce le gardien de la maison musée ? se demande-t-elle.

Ce n’est pas le moment de se poser des questions, elle a quatre-vingt miles à faire avant d’arriver chez elle et les conditions météo ne sont pas bonnes !

Une fois chez elle, malgré l’heure tardive et sa fatigue, Mary recherche sur le Net des informations sur la vie d’Emily dont elle ne connaissait, jusqu’à ce jour, que la poésie.
Elle découvre que la poétesse a eu un chien, prénommé Carlo, qu’il fut son compagnon durant dix-sept ans. Son père le lui avait offert afin de la sortir de sa tendance précoce à l’isolement. Un tel colosse avait besoin de s’ébattre à l’extérieur, Emily l’accompagnait lors de ses sorties dans le parc et le jardin de la propriété familiale. Carlo devint essentiel dans son existence. Après la mort de l’animal elle ne voulut plus jamais avoir un autre chien. Etrange que le chien rencontré à Amherst soit de la même race, de la même couleur et porte le même nom que le compagnon d’Emily. Décidément, ce gardien – si gardien il y a – pousse le bouchon un peu loin !

Mary n’est pas au bout de ses surprises, en ouvrant plusieurs fenêtres au cours de ses recherches, elle voit apparaître un visage qui ne lui est pas étranger : c’est l’homme qu’elle a vu au cimetière, l’homme qui tenait Carlo en laisse, le dernier amour passionné d’Emily.
La poétesse a creusé durant toute une vie de résignation, d’effacement, un sillon où ont germé ses mots graines, ses mots irradiés par la chaleur d’une âme enflammée. Par la force d’une poésie blanche et légère comme neige elle a établi sa demeure, à perpétuité, dans un monde où rien ne tient, où tout lui échappe, où le sol se dérobe sous ses pieds. Mary se serait-elle glissée dans cette brèche mystique ouverte par Emily, partageant avec elle la même âme, et portée comme par une lame de fond, elle a pu voir, de l’autre côté du miroir, les figures de l’invisible qui fascinaient la poétesse ?

Le sommeil ne viendra pas ce soir pour Mary, un feu dévorant l’habite qui ne peut se traduire que par l’écriture. Elle se souvient du porte plume mystérieusement glissé dans son sac. Elle ne veut pas savoir d’où il vient, mais puisqu’il est là, elle va s’en servir, pas plus tard que maintenant ! Elle sort une encre bleue de son coffret de calligraphie, y trempe sa plume et écrit jusqu’à ce que sa tête s’écroule sur ses bras croisés sur son bureau.

Emily,

Je viens de passer une étrange journée à Amherst, cette jolie ville où tu as vécu. Les collines sont toujours là, et la rivière aussi qui bruisse doucement. J’ai même pu voir les premiers flocons recouvrir toits et routes. Novembre est bien là, la neige va s’installer et ta maison pourra entrer dans l’hiver, une saison qui lui convient, car les visiteurs deviennent rares. C’est le moment où elle peut se replier sur ses souvenirs.
Je dois te dire que j’ai eu le sentiment de vivre un rêve en venant chez toi. J’étais pourtant bien éveillée. Un effet de la magie de tes mots, sans doute, plus réels que la réalité et qui me font partager ta vision de l’Univers ! À moins que ma vue ne me joue des tours ? Tu as eu des problèmes de vue, toi aussi ; à force de voir avec clarté l’invisible, les choses de ce monde te sont devenues floues. Tant l’obscurité sur Terre les voile, à moins que l’éclairage qu’on leur donne ne soit trop violent ou trompeur.
Je te remercie pour l’envolée de colombes que représentent tes vers. Chaque lecture me fait décoller davantage, mais je tiens à rester ancrée dans ce monde où l’amour, bien qu’il soit fragile, n’attend qu’un signe de nous pour renaître de ses cendres, ne souhaite que nos gestes tendres pour enflammer autant les corps que les âmes.
Ce soir, j’ai vu Carlo accompagné de Lord se diriger vers ta maison. Alors j’ai imaginé vos retrouvailles. Si je peux me le permettre, sans vouloir vous faire offense et sans troubler votre immatérialité, je vous propose, comme un échange de bon procédé – puisque de mon côté la matérialité aujourd’hui fut sérieusement ébranlée – de partager mon rêve.
« Lord arrive dans le vestibule, il prend une lampe pour éclairer ses pas, il se dirige vers le petit salon et puis vers l’escalier qui monte à l’étage, vers ta chambre où tu regardes encore par la fenêtre car tu n’as pas vu de pas sur la neige. Carlo le précède, sa joie de retrouver sa maîtresse le guide dans l’obscurité de cette maison qu’il connaît. Il pousse la porte sans ménagement, tu te retournes, et les grosses pattes de l’animal se posent sur tes épaules.
Tu vois, ton compagnon ne t’a pas oubliée !
Quelqu’un se tient dans l’embrasure de la porte. Ton cœur bondit dans ta poitrine, tu l’entends, il palpite, tu trembles ! Dans sa redingote noire, toujours aussi imposant c’est ton Lord qui te regarde rougir comme une jeune fille – car tu rougis, tu reprends couleurs, tu reprends vie… et Otis Philips, que sa promenade sous la neige a transi, se réchauffe de ton émoi. Le chien, sur qui il semble avoir autorité, se couche sur le tapis. Lord s’approche de toi. Les mots deviennent inutiles. Il ceinture ta taille de ses mains puissantes. Tu sens ses lèvres parcourir les veines d e ton cou. Tu prends son cher visage entre tes mains. Tu caresses ses cheveux et tes doigts s’aventurent bientôt sur son torse. Tu ne veux plus te refuser au plaisir qui unit. Le lit n’attend que l’amour qui vous presse. En délaçant tes bottines il délie le bouquet de toutes vos émotions contenues et c’est la chair de ton âme qu’il fait frémir pour qu’elle vive charnellement dans l’éternité. L’immortalité n’est plus un fléau. »

Pour toi, Emily.

Ton amie du XXIème siècle.

Mary

Les cloches de l’invisible

Pour le thème de février de la communauté « Les passeurs de mots ».

 

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Les cloches de l’invisible

 

 C’était l’été de mes treize ans, je lisais encore « Mademoiselle âge tendre » et j’ignorais « Salut les copains ». Toute à mes activités estivales je ne savais pas que le monde béni de l’enfance allait bientôt, pour moi, perdre son charme. Je ne soupçonnais pas, non plus,  que dans quelques jours, on oublierait de me souhaiter mon anniversaire. L’heure allait sonner où le flux de la vie terrestre emporterait mon innocence et, avec elle, ma confiance et l’amitié.

Cette journée du mois d’août changea à jamais le profil de ma vie, mais personne ne le sut.

Le mois d’août, un bien joli mois consacré aux jeux, à la lecture… Mes parents travaillaient continuellement, ils ne prenaient jamais de vacances, ainsi, pour leur fille, chaque matin était l’annonce d’un merveilleux jour de liberté et de créativité.

J’étais fort occupée car nous allions recevoir la famille d’un de mes oncles. Ma mère s’occupait de la partie intendance et restauration, et moi, je prenais en charge les loisirs. Je m’affairais du matin au soir, préparant  de nombreuses activités pour mes cousins et cousines. Je souhaitais tant que leur séjour soit agréable et qu’ils demandent à leurs parents de revenir l’année suivante ! Parfois, l’idée m’effleurait que peut-être mes efforts allaient être vains, que mes cousins n’allaient pas apprécier les loisirs que j’avais imaginé… alors, pour satisfaire chacun, j’essayais de faire abstraction de mes propres goûts, de penser très fort à la personnalité de chacun, en fonction de mes souvenirs de l’été précédent. Ainsi, je ne risquais pas de me planter, même s’il restait une inconnue : en un an, chacun de nous avait pu  changer ! Je chassais vite mes doutes ;  si tous étaient  prêts à  y mettre de la bonne volonté, et moi en premier, pourquoi  penser à un quelconque désagrément et croire que mes propositions de jeux ou de sorties ne motiveraient personne. Les livres, classés par genre, attendaient de piquer la curiosité des lecteurs. Les activités manuelles et les jeux étaient préparés.  Le texte d’une pièce de théâtre était écrit – ne manquaient que les acteurs. Les pochettes de timbres attendaient d’être ventilées équitablement entre collectionneurs et amateurs de belles images…

C’est donc de pied ferme et le sourire au cœur que j’accueillis mes cousins.

Bérengère, l’aînée, me regarda d’un air supérieur, mais elle finit  par s’intéresser aux activités, Pierre, le plus jeune, resta, un premier temps, dans les jupes de sa mère, mais sa timidité ne dura pas, je parvins à l’intégrer à nos jeux. Marie Paule, qui avait le même âge que moi, et était devenue une jolie jeune fille, se montra aussi affable que les années précédentes.

Les cousins piquaient toujours  leur tente dans le pré face à la maison familiale.

Un après-midi, je proposai une promenade en forêt. Seule Marie-Paule accepta… Cela me réjouit, ainsi nous allions pouvoir marcher tranquillement tout en nous confiant nos secrets de l’année écoulée.

Le souffle des espoirs des collégiennes se mêla au chant des oiseaux et au silence des arbres. Jamais la forêt ne trahit les béguins dont elle entendit les noms chuchotés dans ses sentiers. Par moments, nous interrompions nos confidences, et nous nous  poursuivions en riant, puis nous nous  assîmes au pied d’un chêne, le temps de tisser deux couronnes de feuilles et de fleurs. Nous étions heureuses, à l’évidence cette année de maturité supplémentaire n’avait pas détruit nos liens d’amitié… les quelques jours de vacances à vivre ensemble promettaient d’être agréables.

Les couronnes sur nos têtes, nous reprîmes tranquillement le chemin du retour. C’était l’heure du goûter et notre promenade nous avait ouvert l’appétit.

— Attends, dis-je à ma cousine alors que nous longions le mur du cimetière, veux-tu que nous entrions ?

La proposition pouvait paraître insolite, je m’attendais à un refus de sa part. Je l’aurais bien compris, mais Marie-Paule n’était pas de nature contrariante, elle accepta. 

Je devinais, malgré tout,  ses réticences, alors je pris ma cousine par la main. C’est ainsi que nous poussâmes le portail et que, lentement, dans les allées du cimetière, se poursuivit notre curieuse exploration.

Nous nous arrêtions devant les tombes, lisant les dates inscrites sur le marbre, chaque dalle révélait une page de l’histoire de mon village… J’avais beaucoup d’imagination et je me tentais de ressentir ce qu’avait pu être la vie des personnes qui reposaient en terre. Devant chaque tombe visitée, nous déposions une feuille ou une fleur que nous  détachions de nos couronnes. Les gestes étaient calmes, les pensées pures, nous étions  présentes  aux gestes d’offrande et respectueuses du souvenir des morts.

Marie-Paule semblait maintenant rassurée. Tout était si calme en ce lieu. On ressentait le frémissement de l’air. On entendait le bourdonnement des insectes. Pas un homme.  Pas un chat. Au loin, le village. Ici, deux jeunes filles recueillies parmi les tombes.

Avant de quitter ce lieu, je proposai à ma cousine de faire une dernière pause devant le calvaire situé au centre du cimetière. Juste le temps d’une prière silencieuse… Je tenais à prier pour les personnes dont les tombes n’avaient pas arrêté mes pas. Toutes méritaient mon attention car ces personnes avaient vécu, elles avaient aimé, elles avaient foulé le même sol que celui où je me tenais à mon tour. Mes intentions,  je les concentrai dans une courte pensée. Marie-Paule  semblait aussi recueillie que moi.  Un sentiment profond d’amour et de calme était perceptible.

C’est cela Prier.

Je  fis le  signe de la croix, signe que ma cousine  répéta. Signe que nous allions partir.

C’est alors que nous prîmes conscience que quelque chose d’anormal se produisait. Il n’y avait plus de parfum. L’air était devenu statique. Les insectes ne scintillaient plus dans la lumière de l’après midi. Tout semblait étrange alors que nous nous trouvions à la même place quelques secondes auparavant. C’était le même lieu, il n’y avait que Marie-Paule et moi devant le grand calvaire mais, ce silence…  Ah ce silence, à couper le cerveau ! Tous nos sens aux aguets, nous tendîmes l’oreille…  Si, un son, il y avait un son, à peine audible, qui se laissait entendre… un son très léger de clochettes qui semblait venir de loin et progressivement se rapprochait. Ce bruit se multipliait, il  s’intensifiait. Il  prenait son temps pour gagner en volume. Lenteur et célérité se conjuguaient dans cette manifestation sonore qui atteignit un volume étonnant — ce volume, néanmoins,  n’agressait pas les tympans !

Autour de nous,  des cloches sonnaient à toute volée. Nous étions entourées d’une nuée de  cloches invisibles qui sonnaient de façon vertigineuse !

Nous étions au centre du tourbillon.

Marie-Paule s’était agrippée à mon bras et me serrait très fort. Nous étions comme soudées l’une à l’autre par la même stupeur…  Les cloches poursuivaient leur étrange manifestation… Marie-Paule eût un sursaut et me secoua, mais je ne bougeai pas. J’étais comme tétanisée par un phénomène dont je désirais connaître la cause.

Ma cousine me prit la main et me tira violemment : « Viens ! » dit-elle, mais je ne bougeai pas.

Viens ! répéta-t-elle en hurlant.

Son cri me sortit de l’état d’enchantement dans lequel je me trouvais et je repris contact avec la réalité. La panique s’empara de moi. La voix avait suffi pour rompre le charme et pour que la peur de Marie-Paule se communique. C’est la mort aux trousses et toujours main dans la main que nous laissâmes  le cimetière et ses cloches derrière nous. Nous  n’avions  jamais couru aussi vite !

 

À peine arrivées sur le terrain où campaient ses parents, Marie-Paule, toute excitée, raconta ce que nous venions de vivre. Personne n’y prêta attention. On nous demanda de nous taire ; les adultes avaient autre chose à faire que d’entendre des histoire sorties de l’imagination de deux adolescentes !

Quant à moi, je  ne dis rien. À quoi bon !

Si cette histoire ne fut tout d’abord pas écoutée, elle eut néanmoins pour conséquence d’écourter les vacances de mes cousins. Ma tante  ne supportait  pas de voir combien l’imagination de sa fille  se décuplait en ma présence.

Contrairement à moi, Marie-Paule parvint à se faire entendre par sa famille. Tous avaient compris qu’il s’était passé quelque chose de suffisamment grave pour qu’on sépare, à jamais, les deux cousines.

 

Carmen P. (Erin)